Saint Omer de Alice Diop

Pour son premier long-métrage de fiction, Alice Diop nous propose d’assister au procès d’une femme coupable d’infanticide. Elle s’inspire pour cela d’un fait divers réel, l’histoire de Fabienne Kabou, qui a déposé son bébé sur une plage du Nord, le laissant à la merci des flots. Saint Omer fut en sélection officielle au Festival de Venise 2022, où il a reçu le Lion d’argent – Grand Prix du Jury et le Lion du Futur – Prix Luigi de Laurentiis du Meilleur premier film. Il représentera la France aux Oscars 2023 et sort en salles ce mercredi 23 novembre.

Il y a donc, dans Saint Omer, sinon un aspect documentaire, du moins une dimension docu-fictionnelle. Né de la fascination de la réalisatrice pour ce geste inexpliqué, le film suit de façon très méthodique le déroulement du procès. C’est en effet à partir de ses minutes que Amrita David et Marie Ndiaye ont, avec la réalisatrice, écrit le scénario. La majeure partie du film se déroule dans la salle d’audience, reconstituée dans le tribunal même du procès originel. Ainsi resserré autour des questions de la présidente du tribunal, le film invite spectateurs et spectatrices à rechercher les motivations de cet étrange acte, à la manière d’un film policier.

Ce travail de resserrement participe de la volonté d’Alice Diop de mettre en évidence la théâtralité de la justice : l’unité de lieu et de temps fait signe vers la tragédie classique, de même que les références, explicites, à la plus célèbre des infanticides de la mythologie, Médée. Le choix des acteurs et actrices s’ancre dans cette démarche : la juge est incarnée par Valérie Dréville, saisissante dans son effort pour comprendre, et l’avocate par Aurélia Petit. Quant à l’avocat général, il est représenté par un Robert Cantarella qui donne libre cours à son plaisir de jouer des effets de manche.

Ainsi présenté, Saint Omer semble se confondre avec une simple reconstitution filmée, à la manière d’un reenactment (reconstitution) cinématographique. Les scénaristes ont toutefois introduit un personnage qui, par sa seule présence, pose un regard sur cette histoire et, par là-même, lui confère une subjectivité : il s’agit de Rama (Kayije Kagame), écrivaine et universitaire, qui suit le procès en vue d’en écrire un livre. Or, si l’histoire semble dans un premier temps éminemment romanesque, Rama est rattrapée par des sentiments douloureux qui l’empêchent de placer entre elle et le fait divers la distance nécessaire pour le suivre avec précision. Est-ce un sentiment de gémellité, ou au contraire d’horreur devant ce fait toujours inexpliqué ? Difficile de trancher, l’une des trouvailles de la réalisatrice étant d’accorder autant de place aux silences de l’intellectuelle qu’aux logorrhées des professionnels du prétoire.

A son silence répond le ton posé de Laurence Coly, la meurtrière, qui répond aux questions avec une forme de sérénité qui semble simplement dire de son crime : cela fut, il n’y a rien à ajouter. Le jeu de Guslagie Malanda, qui l’incarne, est ici remarquable : Alice Diop la filme revêtue d’un gilet marron qui se fond dans les boiseries du tribunal. Son regard ferme, mais de biais – elle regarde la juge qui se trouve à sa gauche – symbolise alors la complexité de ce personnage, dont on ne sait s’il est sincère ou duplice.

La difficulté à saisir les causes de l’infanticide semble en effet se nicher dans ce personnage ambigu d’étudiante sénégalaise d’extraction bourgeoise, spécialiste de Wittgenstein, qui revendique son cartésianisme tout en affirmant avoir été victime d’un maraboutage. Comment penser quelle puisse y croire, quand elle ne cesse par ailleurs d’affirmer qu’elle est on ne peut plus rationnelle ? C’est là le dilemme auquel sont confrontés la juge et les jurés, mais aussi les spectateurs, qui suivent avec avidité les échanges entre les uns et les autres. Tiraillée sans doute entre deux cultures, la jeune femme semble ne pas voir d’antagonisme entre ces deux assertions. Alice Diop nous invite, en mettant en scène cette apparente contradiction, à dépasser nos certitudes. Tout comme dans son très beau Nous (2022, Prix du Meilleur Documentaire à la Berlinale 2021) qui, en suivant le tracé du RER B, rend compte de la diversité des banlieues parisiennes, la réalisatrice œuvre ici à la réunion des contraires. La variété des identités est en effet au cœur de son travail de cinéaste, et ce depuis ses études de sociologie et sa découverte d’auteurs comme Maspero. Elle avait obtenu le César 2017 du Meilleur court métrage pour son film Vers la tendresse (2016).

Julia Wahl

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *