Dans la joie et la bonne humeur de Jeanne Boukraa

« Dans la joie et la bonne humeur » de Jeanne Boukraa a remporté l’an passé le Grand Prix au Festival Premiers Plans d’Angers avant d’être sélectionné au dernier festival Court Métrange de Rennes. En moins de 6 minutes, le film parcourt les étapes phares de l’évolution de notre espèce depuis le moment où les scientifiques découvrent la clé de l’immortalité jusqu’à celui où, contre toute attente, l’espèce humaine est menacée d’extinction…

dans la joie et la bonne humeur jeanne-Boukraa

Pour introduire le sujet sans détour, un commentaire explique que le gène de la régénération a été découvert dans une petite méduse, la Turritopsis Nutricula. Immédiatement incorporé à l’ADN de la population, le précieux gène vient corriger un défaut tenace de l’espèce humaine : l’homme souffrait, il ne souffre plus, l’homme mourrait, il ne meurt plus.

Cette introduction délimite judicieusement la grille de lecture du métrage, le commentaire scrupuleux et détaché apparait comme l’énoncé d’une expérience dont le sujet d’étude est notre espèce, le catalyseur la manipulation génétique, le spectateur le témoin de la réaction génétique, et la problématique une simple question : qu’advient-il de notre espèce si l’on en modifie les gênes ? Depuis notre siège, nous devons donc en toute objectivité comparer les humains du film à l’humain que nous sommes et confronter les résultats de l’expérience.

La première étape de l’expérience se concentre sur un individu isolé que l’on observe de l’enfance au troisième âge. Par ellipses, un enfant ordinaire devient un adolescent plein de vie qui devient un homme mature qui devient un vieil homme très âgé. Rien d’inhabituel jusque à ce stade. Mais puisque l’homme ne meurt plus, c’est ici que l’expérience prend tout son sens : qu’arrive-t-il après la vieillesse ? L’ellipse qui suit apporte une réponse inédite lorsque le vieil homme, plutôt que du trépas, mute physiquement à mi-chemin de l’homme et de la méduse. C’est une conséquence monstrueuse. Mais qui ne dure qu’un temps. Le sujet de l’expérience revient à son point de départ, l’homme-méduse redevient l’enfant qu’il était en début de séquence, à l’aube de sa vie.

La boucle est bouclée, l’ordre naturel renversé, le spectateur ne témoigne pas seulement de la vie d’un homme en trente secondes, il découvre le cycle de la vie de notre espèce réduit à l’échelle d’un seul individu. Un cycle perverti que Jeanne Boukraa synthétise judicieusement par une allégorie forte, l’homme de l’expérience tourne en rond, évoluant sans cesse de la forme humaine à celle de la méduse, il vieillit, mute, rajeunit, puis vieillit, mute, etc. Conclusion : manipuler l’ADN a modifié l’apparence physique et le développement naturel de l’homme. Fort heureusement, l’humanité ne se limite pas au simple critère physique, elle s’exprime aussi dans les relations sociales.

Jeanne Boukraa lance alors la deuxième étape de l’expérience, l’homme est étudié dans son environnement social, au cours de ses échanges avec ses comparses. Au bureau, dans la cuisine, dans la rue, les moments de vie s’enchaînent, de façon que le spectateur puisse constater la progression des rapports sociaux. Nous observons des accidents domestiques, des altercations, des conflits de toutes sortes, et doucement, inexorablement, l’attitude des hommes change. Devenus invincibles, ils s’adonnent volontiers à des violences sur eux-mêmes comme sur leurs camarades. La violence devient anecdotique, c’est un moyen, un plaisir, et même un passe-temps.

Sans rien spoiler de la chute, nous pouvons tirer les conclusions de l’expérience de Jeanne Boukraa. Tout d’abord, la vulnérabilité de l’espèce humaine, fruit de sa génétique, loin d’être un défaut coriace sous-tend au contraire un système de valeur salutaire qui prohibe toute violence et vise au bien-être de tous. La thèse n’est pas nouvelle, mais il est toujours utile de la rappeler de façon intelligente, et Jeanne Boukraa s’y attèle de manière simple et pertinente.

2084-marker

Ensuite, « Dans la joie et la bonne humeur » dépoussière une idée précieuse que l’on avait retenu du « 2084 » de Chris Marker : si le cinéma peut témoigner du passé et du présent, peut-il visiter le futur ? Peut-on faire des « prévisions cinématographiques » ? C’est évidemment peu probable mais si l’expérience scientifique réalisée dans le film devait être reproduite dans des circonstances réelles, arriverait-on au même résultat sordide ? Ici réside tout l’intérêt des hypothèses « grise », « noire » et « bleue » du métrage de Chris Marker comme de celle unique et judicieuse que pose Jeanne Boukraa en début de pellicule.

Le rapprochement des deux œuvres n’est pas une digression, leurs constructions sont proches : ils ont en commun le commentaire d’ouverture, l’énoncé des hypothèses, un thème qui déborde largement le cadre du film, la prévision d’un futur possible et pas franchement glorieux… Jeanne Boukraa fait tout du long écho à l’œuvre de Marker. Dans « 2084 », à la question « Qu’est-ce que je n’aime pas ? » le premier homme interrogé répond : « La Mort ». Il a de la chance, c’est aussi le mot qui ouvre « Dans la joie et la bonne humeur », et « La Mort » y est vaincue, annulée, elle n’existe plus, elle est devenue impensable, il n’y a donc plus aucune aucune raison de ne pas l’aimer. Mais, après avoir observé les conséquences d’une vie sans « Mort », comme nous avons pu le voir, aurait-il corrigé sa réponse ?

Gary Delépine

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