Les couleurs majestueuses de l’étrange

Après six courts métrages et un long métrage (« Amer », 2010), le duo de réalisateurs français (et belges d’adoption) Hélène Cattet et Bruno Forzani a tourné en 2013 un deuxième film « L’Etrange couleur des larmes de ton corps ». Le film raconte le parcours sinueux d’un homme, Dan Kristensen, à la recherche de sa femme, mystérieusement disparue. Au retour d’un voyage d’affaires, il se lance désespérément à sa trace et finit peu à peu par perdre pied avec le monde qui l’entoure…

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Sortie l’année dernière, la belle édition DVD/Blu-Ray du film assurée par Shellac est l’occasion de revenir sur l’univers foisonnant de ces deux réalisateurs que l’on pourrait situer quelque part entre le cinéma expérimental et le « giallio » (ou thriller horrifique à l’italienne), un genre de films très populaire dans les années 70 qui a préfiguré la vague des films slashers américains comme notamment « Halloween » de John Carpenter. Cattet et Forzani nous proposent donc un vaste champs des possibles.

Toutefois, au fil des films, les deux réalisateurs sont parvenus à tracer leur propre voie, revisitant au passage les codes bien établis des genres cinématographiques qu’ils côtoient (polar, films d’horreurs, giallio, film expérimental…), les tordant jusqu’à en extraire la substantifique moelle. Ralentis, kaléidoscopes, stop-motion, ruptures de rythme : chaque plan est cadré au millimètre près, la lumière, les décors et les couleurs rappellent les grandes heures du cinéma de Dario Argento ou de Mario Bava, et leurs deux auteurs nous proposent ici un véritable travail d’orfèvre, une ode fétichiste au cinéma de genre.

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Tandis que l’œil est captivé par la beauté des formes qui impriment la pellicule, l’entreprise de désorientation du spectateur bat son plein. Les deux réalisateurs brouillent les pistes et semblent prendre un malin plaisir à perdre celui-ci comme pour mieux l’attirer dans la peau du héros Dan Kristensen et ainsi le plonger dans le malaise qui habite cet homme perdu dans une sorte de labyrinthe mental où se confondent pêle-mêle ses fantasmes et ses phobies. Ce mélange d’influences, de poésie et d’abstraction aboutit à un film-bijou baroque et monstrueux, à un coup de poing chimérique et majestueux que nous vous invitons à (re)découvrir.

La première larme

Pour accompagner le film, Shellac propose dans cet élégant digipack quatre bonus dont trois entretiens avec plusieurs critiques (Manlio Gomarasca, Louis Danvers et Fausto Fasulo) mais aussi le premier court métrage d’Hélène Cattet et Bruno Forzani, « Catharsis ». Véritable grand écart dans la filmographie des réalisateurs, ce film est, comme l’indique le carton inséré avant le début du film, la première collaboration d’Hélène Cattet et Bruno Forzani. Il a été « tourné sur un coup de tête en 2000 pour 75 euros et finalisé en une semaine à peine ». L’urgence du tournage est perceptible à l’image et tranche avec la lumière travaillée du long métrage qu’il accompagne.

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Sa présence sur ce DVD/Blu-Ray permet de mesurer l’écart des douze ans qui séparent « Catharsis » de « L’Etrange couleur des larmes de ton corps ». Mais au-delà des évidentes différences techniques, ce court métrage d’à peine 3 minutes a le mérite de nous donner à voir les premières intuitions de réalisation, les obsessions récurrentes des deux réalisateurs et la cohérence de leur univers visuel qui se déploieront par la suite dans leurs deux longs-métrages. Catharsis « pose les bases de leur univers commun » fait d’angoisse et de sensualité, d’horreur et de beauté. Ce premier court est une sorte d’esquisse du film qu’ils avaient probablement déjà en tête et qui deviendra par la suite leur deuxième long-métrage.

« Catharsis » a également comme autre point commun avec « L’Etrange couleur » celui de faire jouer l’acteur Jean-Michel Vovk qui interprétera plus tard le rôle de l’inspecteur Vincentelli dans le long-métrage. L’une des scènes du film est d’ailleurs directement inspirée par le court métrage « Catharsis »; il s’agit de la séquence de cauchemar où le héros se dédouble indéfiniment. Cette séquence est le leitmotiv du court métrage et fait également écho au premier plan du long métrage où l’on voit en gros plan le personnage principal dans l’avion qui le ramène chez lui, les paupières closes, probablement en train de rêver.

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Au-delà des faux-semblants et des ambiguïtés latentes qui émanent de ces deux films, il faut tenter de voir ces deux films comme des « films de cauchemar sans scène de réveil » dixit Bruno Forzani. Si « Catharsis » détient déjà les premiers symptômes de ce mal étrange, « L’Etrange couleur des larmes de ton corps » en est atteint au dernier degré.

Julien Beaunay

« L’Etrange couleur des larmes de ton corps » : DVD/Blu-Ray édité par Shellac

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