Pôle anim’

À travers la rétrospective des courts métrages de Marek Skrobecki présentée au Forum des images il y a dix jours, vingt ans de films, de recherche, de travail, d’exigence et de créativité ont pu être approchés, avec l’agréable sensation d’avoir découvert un vrai auteur ainsi qu’un univers à part dans le secteur de l’animation européenne.

"Danny Boy"

Hormis « Epizode », son film de fin d’études, toute l’œuvre de cet orfèvre de l’animation polonaise s’est forgée autour de marionnettes articulées. Si de manière générale, ses films sont traversés par des idées sombres, ils ne sont, pour Skrobecki, que l’écho des problèmes rencontrés par les êtres humains, autres pantins articulés de nos sociétés contemporaines. Ses personnages en volume (que ce soit le couple de « D.I.M », le prisonnier de « OM », le client et le serveur de « Ichthys », les êtres décapités de « Danny Boy ») ont plusieurs caractéristiques communes même si leurs univers respectifs sont très différents les uns des autres. Ces poupées, grandeur nature comme minuscules, rencontrent des problèmes et éprouvent des sentiments humains (la peur, l’espoir, la tristesse, la joie, l’abandon, l’amour, le plaisir) et sont très proches de la solitude et de la mort. Véritablement isolées comme dans « OM » et « Ichthys », à deux comme dans « D.I.M » ou à 50 comme dans « Danny Boy », elles ne laissent échapper aucun son ni aucune parole de leur bouche artificielle, leur expression passant en réalité par leurs regards extrêmement mobiles, intenses et vivants. Emotions, regards, solitude, ces trois mots pourraient caractériser le cinéma de Marek Skrobecki, ce sont en tout cas ceux que nous choisissons de retenir.

Epizod/Episode (1988)

Il s’agit du tout premier film de Marek Skrobecki, de son film de fin d’étude à l’école de cinéma de Lodz (prononcez « Woutch »). Influencé par Zbigniew Rybczynski et son « Tango » répétitif dont tout le monde selon ses dires, cherchait à imiter la technique à l’époque, Marek Skrobecki réalise un an avant la chute du Mur un film audacieux, à l’animation mixte, composé d’images d’archives de guerre, de séquences répétitives et de plans naturels. Ici, le ciel est rose, l’herbe est bleue, les poilus sont poilus, l’apocalypse est apocalyptique, l’animation est progressive et la musique, très importante dans l’oeuvre de Skrobecki, particulièrement signifiante.« Epizod » est un film à part dans sa filmographie pour plusieurs motifs : c’est son seul travail qui ne recourt pas aux marionnettes, c’est celui qui le lance dans le monde professionnel et c’est celui qui lui permet d’amorcer une collaboration continue avec le studio Se-Ma-For. En ouvrant cette rétrospective, ce film d’une intensité et d’une rareté absolue positionne d’emblée Skrobecki comme un auteur à part.

D.I.M. (1992)

« D.I.M » installe son intrigue dans un appartement passablement sombre dans lequel une fenêtre est grande ouverte et un couple prend ses repas quotidiennement sans échanger un seul mot. Plus créatures qu’homme et femme, ces personnages en silicone semblent isolés et oubliés du monde extérieur. Leurs journées se répètent et se ressemblent, mis à part un détail en apparence insignifiant mais ayant une importance majeure à leurs yeux de verre : régulièrement, le monde réel fait son apparition à leur fenêtre sous les traits d’un minuscule moineau venant picorer les graines laissées à son attention. C’est à ce moment précis que ces marionnettes sortent de leur torpeur, que leur regard gagne en éclat, qu’elles ressemblent le plus à des humains et que leurs mains en viennent à se toucher. Le jour où ce qui les relie à la vie ne vient plus leur rendre visite dans un léger bruissement d’ailes, elles en viennent à se laisser mourir, leurs corps se desséchant progressivement jusqu’à tomber en poussières.

Fable métaphysique sur le temps qui passe, mais aussi film sur l’ennui, l’attente, l’amour, l’espoir et la mort, « D.I.M » est un contre atroce, tendre et magnifique. Les marionnettes, vibrantes d’émotion, sont touchantes à pleurer dans leurs échanges de regard, leurs réactions humaines, leurs nuques baissées et l’espoir qui s’amenuise au fil du temps. La musique de Mozart ne peut qu’accentuer l’émotion provoquée par ce film, dont on retient longtemps après l’avoir vu le gros plan de la pupille éclairée, marquée par le vol de l’oiseau salvateur. « D.I.M » a une autre particularité, celle d’être le premier film en volume de son auteur, ses marionnettes ayant été créées en grandeur nature, Skrobecki souhaitant que la beauté et la matière soient visibles à l’écran.

OM (1995)

Conte étrange et sombre, « OM » commence, a lieu et s’achève en prison. Un lent travelling latéral introduit un décor légèrement glauque : un mur de pierre haut comme une forteresse, un soupirail laissant filtrer une lumière forte, une pierre arrondie surgie de nulle part, une main s’avançant lentement et l’attrapant, un corps nu et maigre traversant le plan tel une ombre furtive. L’homme, son propriétaire, est une marionnette qui nous fixe et nous interroge du regard. Il s’arrête devant une porte, la pousse, atterrit dans une pièce étrange, découvre une clé (la liberté ?), ouvre une autre porte, visualise une tranche de pain, la saisit, accède à une autre pièce où il découvre un de ses pairs, debout et de dos. Celui-ci se retourne, terrifiant, les yeux ensanglantés et le nez pointu comme un crayon.

om-marek1

« OM » est un film mystérieux et effrayant qui glace les sens et fait mordiller les jolies lèvres. Skrobecki y distille son savoir-faire en matière de marionnettes, puisqu’un personnage mal au point fait de matière nous fait face et installe un certain malaise. Le film évoque, comme « D.I.M » l’emprisonnement mais aussi les visions hallucinatoires tout en laissant l’imaginaire travailler (le film évoque-t-il un cauchemar ou représente-t-il une certaine réalité ?). Une nouvelle fois, Marek Skrobecki réussit à nous avoir avec ses personnages intrigants et la puissance du regard qu’il leur attribue, avec la particularité de multiplier les angles et les zooms pour être au plus près de son prisonnier empreint de folie.

Ichthys (2005)

Un homme traverse à la rame des eaux nébuleuses pour échouer dans un restaurant situé sur une petite île. Sur place, un serveur lui tend la carte, l’homme désigne sans un mot un « ichthy », la spécialité de la maison, à savoir un minuscule poisson qui ne se laisse pas attraper aussi facilement qu’une vulgaire crevette. En attendant le retour du serveur, l’homme, seul client du restaurant, contemple les environs, se laisse gagner par la faim et le temps, se nourrit d’hallucinations et avoisine la Grande Faucheuse. Après quelques années d’absence, le serveur revient avec le mets convoité et tend sa commande, silencieusement, à son hôte recouvert de poussières. L’homme ressuscite devant cette promesse de jeunesse éternelle, s’enveloppe de félicité, se met à marcher sur l’eau, et est gobé par un gigantesque poisson. Voilà ce qui arrive quand on est complètement béa et légèrement distrait.

Ultime film de cette rétrospective sur l’espoir, le temps qui passe, la folie et la mort, « Ichthys » (signifiant « poisson » en grec) est une animation fascinante et humoristique au possible. Le moindre souci du détail y est consigné, l’étrangeté y est omniprésente (le plan de la mâchoire déstructurée de l’homme, laissant voir ses articulations, est à cet égard saisissant de beauté et d’angoisse), l’esprit absurde n’est jamais très loin, le sens et le but de la vie non plus. Dernier projet éclos avant « Danny Boy », le film provoque l’hilarité, l’adhésion totale et la curiosité face à une animation toujours aussi bluffante. Car il faut bien l’admettre : de conte animé en conte animé, Skrobecki aime nous guider, main dans la main avec ses personnages étourdissants, vers de nouveaux univers en n’oubliant pas de placer discrètement un soupçon d’humour noir dans sa poche.

Katia Bayer

Articles associés : la critique de « Danny Boy » de Marek Skrobecki, l’interview de Marek Skrobecki, le reportage Se-ma-for, l’Animation Made in Lodz

Consulter les fiches techniques de « Tango », « D.I.M. », « Ichthys »

 

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