Dimanches de Valéry Rosier

Dimanches ou la (stimulante) poétique de l’ennui

Lorsque le cinéma s’endimanche, il ne se pare d’aucun costume taillé sur mesure ni d’aucune cravate frivole, autrement dit il ne s’encombre pas de signes apparents du rituel social, dans l’attente des réjouissances religieuses ou du bal populaire. Ses habits sont plutôt ceux d’un vagabond sans âge, marchant à travers la ville pour marquer au sol la trajectoire déviante du monde. Les temps auraient-il changé ? Affirmatif. Les temps ne sont plus aux rites vitalisés mais aux rythmes lents des existences sans finalités, dégonflées, grisâtres. Le dimanche, non plus que le jour du Seigneur, est le jour du vide à combler. Un tel constat, tout au moins, vient à la surface du bocal imaginaire où sont enfermés les souvenirs ternis de Valéry Rosier, lequel signe avec « Dimanches » son quatrième court-métrage, auréolé du Prix Kodak à la dernière Semaine Internationale de la Critique. Un film fascinant et englobant, tel un aquarium enfermant des poissons dont la nage retarderait l’endémie téléologique de l’inertie contemporaine.

Chienne de vie

« Dimanches » n’est ni un reportage sur les activités concupiscentes d’une population en émoi, ni un album photographique brillant dont la beauté aurait rendu l’entreprise surnaturelle. La poétique de l’ennui substitue à ces écueils la frontalité réaliste de chaque détail. Car le film avance par petites touches, par une succession de faits insignifiants, souvent répétitifs, comme un socle précaire de micro-événements. Ces derniers sont de plusieurs natures; un homme trace sur la pelouse d’un terrain de football des lignes liminaires blanches, une femme parle à son chien, un tenancier de bar lave les verres à bière à l’envers, trois vieilles femmes boivent silencieusement le café en regardant par la fenêtre, etc. Il ne s’agit donc pas du récit d’un dimanche mais de la mosaïque d’une pluralité de dimanches, de moments dominicaux où la présence inéluctable du vide intérieur, l’absolue non-nécessité, confère à chaque anecdote du monde extérieur une valeur de remplissage, de comblement. Les images au fort contraste rappellent de ce fait le cinéma d’Ulrich Seidl, figure de l’hyper-réalisme et du désœuvrement contemporain. Une terre peuplée d’anti-héros stagnants, un cinéma qui fait face à l’ennui récurrent; tels sont les ressorts de l’univers dépeint avec maîtrise par Valéry Rosier.

Tracer une ligne courbe

« Dimanches » n’atteindrait pas la qualité d’œuvre s’il n’était qu’une addition de situations, d’images, agencées de manière aléatoire. Ici, le schéma semble précisément fonctionner en divers cercles, fondés sur des retours successifs vers des situations déjà perçues. Cependant, à l’image de l’homme traçant à travers la ville une ligne blanche au sol, déviée de sa trajectoire assignée, le film ouvre sur un ailleurs indistinct. Il dessine des traits circulaires, sur le modèle du tire-bouchon (celui que tient le serveur dans le film), et se termine sur une pointe courbe; une route, un horizon, un crépuscule. Par conséquent, la structure même du film épouse la démarche inutile de l’homme qui s’ennuie, la circularité de l’existence morne des habitants du Hainaut en Wallonie, la courbe de l’imagination frustrée. Aussi ce film contribue-t-il à exprimer notre contemporain. Les hommes sont devenus les fantômes d’eux-mêmes, le repos rime avec le vide, et le dimanche avec l’ennui profond d’un monde sans aspirations. Caricatural ? Oui, comme toutes les plus belles allégories réalistes que le cinéma ait pu nous offrir. Il s’agit d’un état-limite du monde, à scruter à la loupe d’un savant avide d’expériences existentielles.

L’exercice de style que nous propose Valéry Rosier avec ses Dimanches dépasse les bornes prescrites de ce type de réalisations. La froideur mystique de certains plans font appel à un référentiel intouchable, dont fait partie Andreï Tarkovski, sans pour autant relever de la même énergie vitale. La force de ce film s’avère tout autant son défaut; limiter sa trame à l’exploration d’une sensation réelle mais qui, sans être mise en perspective, tombe dans une exemplarité paralysante. Notre imagination à l’œuvre fabriquera intérieurement le lever de soleil, l’apparition des rayons sur ce monde gris. Le réel étant nécessairement ambigu, il se joue entre deux opposés. Dans l’interstice, le cinéma pointe son nez.

C’est pourquoi, face à cette inaction généralisée et à la suspension finale, le critique vient à se poser la question de son action, du poids de son regard. Il se plonge en lui-même pour participer à l’archéologie de sa propre voix. Il récapitule intérieurement sa démarche; distinguer chaque image comme une part d’un système global, donner un corps verbal à ce l’on nomme “sensations” et restituer la relation poétique intime que le film — cette fenêtre — entretient avec le monde. Nul règlement de compte avec les images ou ses créateurs; les cris trouvent échos s’ils sont espacés par les silences de la passion ou bien s’ils ironisent et se distancient du cliché. Il aura donc fallu traverser cette immanente Belgique pour que le critique saisisse, au sein de ces dimanches désœuvrés, l’énergie créatrice qui anime sa plume.

Mathieu Lericq

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Article associé : l’interview de Valéry Rosier

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