La Maladie blanche de Christelle Lheureux

Depuis la nuit des temps, les hommes ont cherché à s’extraire et à se séparer de la nature, vécue comme hostile et dangereuse. Aujourd’hui, la frontière entre la ville où vivent la majorité des êtres humains et la nature devient tellement étanche que la campagne se transforme en un lieu de fantasme et représente le paradis perdu. C’est le cas du petit village des Pyrénées investi pendant les vacances par Manuel, environ 35 ans et Myrtille, sa fille de 5 ans, enfant curieuse et intelligente. « La Maladie blanche » de Christelle Lheureux, lauréate du Prix Format Court au festival de Vendôme, suit la nuit de Manuel et de Myrtille alors qu’ils participent à une fête en plein air qui réunit les villageois. Quand Myrtille, réveillée par un sanglier, le suit avec confiance jusqu’à l’entrée d’une grotte, le film bascule dans le fantastique et on entre dans un songe d’une extrême réalité. Dans ce film entièrement filmé de nuit dans un noir et blanc granuleux et intemporel, le poids de ces projections d’un temps mythique dont souffrent les campagnes vont voler en éclats.

Avec « La Maladie blanche », la cinéaste questionne le spectateur sur son propre rapport à la nature, cet élément indomptable pourtant essentiel à notre équilibre et à notre survie. Christelle Lheureux montre comment loin de la nostalgie de Manuel, la réalité de sa peur de l’Autre et de l’inconnu incarné par le sanglier pourrait le mener à détruire inexorablement cette nature que sa fille et lui chérissent tant. La curiosité et l’attirance de Myrtille pour les animaux contrastent avec l’angoisse de son père qui, dès le début du film, exprime sa crainte des sangliers qui rôdent autour du village ou son dégoût pour un crapaud qu’il touche pour la toute première fois. Malgré les paroles réconfortantes des habitants, l’angoisse de Manuel pour ces « étrangers » est intarissable. Quand il découvre que sa fille a disparu dans la nuit, c’est armé d’un fusil et d’une torche qu’il part à sa recherche. Avec ce récit inspiré de la Belle et la Bête, une immense histoire d’amour, on ressent encore plus profondément comment la peur de l’Autre et le manque de confiance ne créent qu’isolement et perte.

Face à ce constat douloureux, la grande intelligence de la cinéaste est d’adopter le point de vue de l’enfance et ainsi de proposer une voie vers la réconciliation. Et comme dans tous films dignes de ce nom, son regard est livré dès le premier plan. Des enfants miment les animaux qui apparaissent en ombres chinoises contre un mur. L’analogie avec le travail de la cinéaste qui, en créant des images projetées dans une salle obscure, ouvre l’imaginaire et donne à penser/panser la réalité du monde est amenée avec finesse grâce à la justesse du jeu de ces acteurs non professionnels.

Le rythme apaisé et la richesse des détails du jeu des habitants vont jusqu’à questionner la frontière entre documentaire et fiction. Dans ce film, la saveur du réel permet de se laisser émerveiller et d’accepter le basculement dans le conte. Rien n’est attendu, mais tout enchante comme ces moments où Myrtille et son père dialoguent avec le sanglier dont les cris sont sous-titrés. Le souvenir de ce fantasme animiste propre à l’enfance resurgit et paradoxalement grâce à l’aspect hyperréaliste du film, il devient acceptable. L’esthétique documentaire mêlée à cette audace de mise en scène réveille notre mémoire collective. Ici, ce sont par les sensations enfantines que les adultes retrouvent un bon sens perdu avec le temps. Myrtille n’a que cinq ans, mais c’est elle qui détient le savoir indispensable à la préservation de notre espèce. Dans ce jeu de projection contre le mur, elle accepte les lois de la nature, sans se sentir menacée et même, elle s’en amuse joyeusement. Elle a peur de la nuit comme son père, mais son désir de suivre le sanglier l’emporte. L’attirance et la confiance dont elle fait preuve pour braver l’obscurité jusqu’à l’entrée de la grotte devient exemplaire.

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Christelle Lheureux, avec finesse et sensibilité, affirme son point de vue en rendant à la nature environnante la place qui lui revient. Les animaux sont filmés avec la même attention et le même respect que les humains. Sans cesse, par le son des insectes, l’espace s’élargit au-delà du village et des seules préoccupations humaines. Par ce décentrement du point de vue, chacun, qu’il appartienne au règne humain ou animal, se retrouve à sa juste place. Ainsi repositionnés dans un écosystème plus vaste, les personnages apparaissent dans toute leur humilité et leur fragilité. Une sensation étrangement rassurante propice à la libération de l’imaginaire envahit alors le spectateur. Échappant à son égocentrisme, l’homme sort de sa solitude.

Dans le premier tiers du film, le récit avance de façon lâche par la superposition de séquences qui, par touches pointillistes, permettent à la réalisatrice de dessiner une cartographie des liens qui unissent humains et animaux. Elle montre comment ils se pervertissent avec l’âge. La joie des enfants et la curiosité des adolescents qui observent par exemple avec intérêt des lucioles contrastent avec le discours des adultes qui ont un rapport plus distancié et dominateur avec le règne animal. Eux, ils parlent de chasse. Toutes ces séquences s’entremêlent avec des images de fête et une musique disco. Par ce montage parallèle, le discours de la réalisatrice passe de façon inaperçue avec une simplicité éblouissante.

Ensuite, le film nous emmène dans l’intimité de la chambre à coucher de Manuel et Myrtille. Le couple partage le même lit et dialogue avant d’éteindre la lumière. Ici encore, tant le geste cinématographique que le rapport filial décrit n’est que pudeur, on éprouve l’amour inconditionnel qui circule entre un père et sa fille quand chacun reste à sa place. Grâce à la justesse de la distance de la caméra et de leur relation, on accède à un degré d’intimité rarement atteint au cinéma. La grâce presque indécente qui traverse le film de part en part permet à ce dispositif minimal de toucher le spectateur au plus profond de ses tripes.

Avec une voix douce, Manuel propose à Myrtille d’aller visiter le lendemain la reconstitution d’une grotte où l’on peut admirer des copies de peintures pariétales. Il lui explique pourquoi ils ne peuvent pas se rendre dans la grotte originale. Ces trésors de l’humanité qu’Herzog a aussi cherché à immortaliser s’effacent s’ils sont exposés à la lumière, recouverts par un champignon minéral. C’est cette disparition qui est appelée la maladie blanche. Et devant le noir et blanc granuleux du film, on se demande soudain si en devenant adulte, on n’en serait peut-être pas tous atteints, ainsi condamnés à vivre dans un monde factice, seulement capable d’accéder au pâle reflet de la réalité et du lieu de notre mémoire originelle. Cette scène est le socle sur lequel le film s’appuie pour entrer dans la fable.

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Le spectateur est désormais assez réceptif pour éprouver, comme dans l’allégorie de la caverne de Platon, un renversement de la conscience. Il peut quitter le monde des projections pour partir à la découverte de la pleine réalité du monde. En montrant la violence de l’homme malgré ses fantasmes de fusion avec la nature, Christelle Lheureux remet en question la vision dominante du monde rural. Pour ce faire, elle a la bienveillance de ne pas violenter notre regard. C’est avec diplomatie, à travers un songe, qu’on reçoit en miroir l’ignorance du père qui, aliéné par sa peur, serait capable de tout détruire. En mettant en scène la difficulté de sortir du monde des apparences à cause de la puissance de ses projections et fantasmes, le spectateur accède à la connaissance et retrouve la mémoire. Christelle Lheureux offre ainsi le remède à la maladie blanche.

En cette période de crise où l’homme occidental vit dans un délire de toute puissance face à la nature, où la peur grandit, amenuisant avec elle la confiance et l’innocence face à l’avenir, ce conte contemporain devient un acte de résistance justement grâce à la bienveillance, à la douceur et à la générosité du regard que pose Christelle Lheureux sur tous ceux qu’elle filme qu’ils soient humains ou appartenant au règne animal. Si Pasolini avait eu la chance de voir « La Maladie blanche », peut-être aurait-il retrouvé espoir, lui qui, désespéré, avait prédit « la disparition des lucioles », ces lueurs survivantes des contre-pouvoirs.

Isabelle Mayor

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