Boa de Alexandre Dostie

Benjamin d’un petit monastère perché dans les montagnes, le jeune Léonidas (Dimitri Doré) passe ses jours dans la marginalité et l’humilité de sa condition. Lorsqu’il croise le chemin d’une salle de musculation, le choc des mondes fait naître chez lui de nouvelles sensations qui grandissent, évoluent en tentations… Présenté pour la première fois en compétition internationale au Festival de Locarno, Boa met en scène la transformation de son héros par l’évolution de son corps, un corps au départ fluet, soumis aux restrictions monacales qui se mue tout doucement en terrain d’expérimentation et de jeu ce qui n’est pas pour plaire au père supérieur.

Habitué à sa vie modeste et rude, le jeune homme pose son regard sur les hommes de la salle de sport et ses désirs viennent se confronter à lui. Désirs de ressemblance ou probables désirs homosexuels, quelque chose touche soudain la virilité de Léonidas, qui prend conscience de son propre physique. Tenté par l’exploration de la chair, il commence à défier ses interdits. Entre prière et entraînements sportifs secrets, il cherche son chemin entre deux univers difficilement conciliables ce qui se fait ressentir par l’installation de deux ambiances différentes très travaillées. Nul besoin de s’alourdir d’explications, le film ne contient que très peu de répliques et aucun dialogue.

Après une introduction de messe dans le plus grand dépouillement, et une contre-plongée révélant son aspect hiérarchique, la micro-société monastique déroule son quotidien et le laisse comprendre via des images généreuses en petits détails qui révèlent la vie à la dure des occupants. La table silencieuse, les poules qui picorent dans la cour, les cheveux grossièrement coupés, les ongles longs sur les mains lavées à l’aide un pot d’eau… Dans de discrets inserts ou placés l’air de rien dans le décor, ces éléments donnent le ton, épaississent l’univers et font vivre les personnages dans quelque chose de tangible. Tangible mais également très immobile, en effet seuls les plans faisant intervenir le visage en proie au doute de Léonidas sont accompagnés de légers zooms, seuls ses moments d’action ont droit à des mouvements de caméras. Dans ce décor dont les plans révèlent la fixité, les actes de rébellion du jeune moine sont les seuls à vaguement tenter de « faire bouger » les choses comme le héros qui essaie de déplacer les lourds débris d’un éboulement.

Le monde moderne, révélé en second temps, place le monastère dans une position encore plus parallèle et marginale qu’il ne l’était déjà. Le film entame une superposition d’univers hétérogènes qui se reflète dans le regard troublé de Léonidas toisé dans la rue ou d’incongrus travellings d’une séquence de courses à la supérette sur fond de sermon religieux.

Cette division transparaît également dans la photographie extrêmement affinée. Boa est beau. Les plans du monastère composés par rapport à la lumière diégétique qui les éclairent paraissent si naturels que l’on en vient à se demander si des artifices cinématographiques ont été utilisés. Que ce soit les rayons du soleil au travers des ouvertures et des vitraux, ceux de la lune traversant les fenêtres des chambres ou les bougies disposées de part et d’autre de la bâtisse, l’éclairage parcimonieux magnifie le décor et donne aux plans majoritairement fixes une esthétique de tableaux. Une beauté dans la nature brute des choses, encore une fois figée dans le temps et dans un cadre à l’image de la vie entre ces murs. À l’opposé, les néons de la salle de sport diffusent une aura violette artificielle mais fascinante qui, accompagnée d’une musique plus moderne, fait virer le film taciturne dans une esthétique de clip. Plus dynamiques, plus colorées ces scènes font un véritable effet de contraste avec le modeste monastère.

À l’aide de fondus-enchaînés et de musique qui s’installe doucement, les deux mondes se croisent, s’invitent l’un dans l’autre comme lorsque le héros se mêle à la foule ou que l’un des sportifs semble apparaître près de son lit. Les passages d’une ambiance à l’autre donnent parfois l’impression que Léonidas traverse le temps. Cette oscillation à la limite de la rêverie rappelle les codes du fantastique que l’on retrouve dans des nouvelles comme « La nuit face au ciel » de Julio Cortazar (1963) ou encore « La Morte amoureuse » de Théophile Gauthier (1836) où un prêtre s’emmêle entre la réalité et ses songes. Il en est de même ici, le film ne révèle pas ce qui relève du réel ou du fantasmé. Entre réalité, rêve, apparition, vision, hallucination, la porte est ouverte aux interprétations. Faut-il prendre tout ce que l’on voit au premier degré ou donner à certaines scènes un caractère plus symbolique ?

Les symboles, le film ne s’en prive pas. La présence d’un boa éponyme dans la vitrine de salle de sport est l’occasion de créer une référence à la Genèse, une forme moderne du péché originel où le serpent rejoue le rôle biblique de son espèce : faire entrer en tentation. Comparé par jeux de montage aux muscles en tension, il incite au culte du corps au détriment de l’esprit. L’animal déclencheur de pulsions est également un symbole phallique assez puissant, incarnation des aspirations viriles ou penchants homosexuels probables du héros confronté à deux univers entièrement masculins où les corps sont sans cesse visibles. Que ce soit ceux âgés et affaiblis des moines ensevelis sous des couches de vêtements ou ceux musculeux bardés de lumière des jeunes culturistes, Léonidas à qui l’on intime d’élever son esprit est entouré de corps. L’introduction est d’ailleurs le rituel de l’eucharistie, partage symbolique du « corps du Christ ». « Besogner son corps » comme le reproche le chef spirituel au héros serait péché d’orgueil, se croit-il plus qu’un homme ? Léonidas étymologiquement « le fils du lion » a parfois des attitudes assez christiques : il soulève une poutre comme une croix, apparaît les mains trouées, se rebelle. Le soleil l’enveloppe lorsqu’un morceau de toit s’effondre, comme si une présence l’incitait à sortir du monastère, serait-il un anti-Jésus, un nouveau prophète qui doit trouver son salut dans le monde civil ?

Le basculement de Léonidas vers des attitudes blasphématrices est également l’occasion de glisser quelques touches horrifiques dans le film. Celles-ci jouent la carte de la subtilité en arrivant peu à peu et de manière diffuse. L’ambiance dans le grand bâtiment s’alourdit. Le héros est assailli de visions brèves de moine ensanglanté, ses exercices à la lumière flamboyante des torches du monastère prennent des airs de transe satanique et enfin son visage même devient fantomatique. L’ambiance étant toujours sur le fil entre réel et rêverie, on peut se demander si notre héros est pris dans un chemin de libération, soumis à une diabolique possession ou encore victime d’un délire mental des plus absolus. Les dernières images renforcent le doute. Aurait-il tout imaginé ? C’est là tout le charme du film, il remplit ses silences d’épais mystères et ceux-ci résonnent dans la performance quasi muette de Dimitri Doré acteur en pleine ascension qui fait monter chez son personnage taiseux quelque chose de plus en plus sombre et inquiétant.

Thanatos n’étant jamais loin d’Éros, l’attirance interdite du héros pour les hommes ou pour l’impie culture de son corps aura des conséquences aussi macabres que libératrices. Comme les romans gothiques, Boa maintient l’ambiguïté jusqu’à la fin, refusant de livrer une explication ou un message. Faut-il respecter ou se détourner de Dieu, Léonidas est-il un modèle ou un avertissement ? Le serpent tentateur existe-il réellement ? Nous n’aurons pas de réponse et elles ne sont pas nécessaires, ici l’ambiance est bien plus intéressante que l’intrigue. La forme courte fait une nouvelle fois ses preuves dans ce cruel moment d’apprentissage qui n’a pas besoin d’être un roman.

Rachel Laurand

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