Les courts-métrages les plus sidérants présentés en compétition au festival d’animation de Rennes étaient ceux qui proposaient par l’animation de transcender le réel. Ceux qui, par le trait, investissaient la matière historique pour en affronter autant l’horreur que l’indicible par des moyens poétiques. En cela, Quelque chose de divin, Plus douce est la nuit et Mont-Noir, rappellent la singularité d’un genre qui est d’autant plus percutant lorsqu’il embrasse les fulgurances plastiques qui le caractérisent. La séparation d’amants pendant la Seconde guerre mondiale, la disparition d’un missionnaire en Afrique de l’Ouest dans les années 1960 et la naissance de la vocation littéraire de Marguerite Yourcenar, ont en commun leur déploiement au sein d’une esthétique colorée et impure. L’animation est le lieu des surgissements et des tremblements, c’est ce que nous rappelle cette sélection rennaise.
Quelque chose de divin de Bogdan Stamatin et Mélody Boulissière
Quelque chose de divin a un quelque chose de métissé. Réalisé à quatre mains, le court-métrage s’investit d’abord comme une galerie d’archives photographiques avant de plonger dans l’animation, esquissée comme un patchwork. La plastique du film fluctue entre l’estampe et les couleurs de l’aquarelle.
Mélody Boulissière est française, maîtrise les diverses techniques d’animation autant que la peinture, la gravure et le monotype. Son film de fin d’études, Ailleurs, avait été sélectionné à la Cinéfondation du Festival de Cannes en 2016. Bogdan Stamatin quant à lui, a grandi en Roumanie et avait déjà signé un film autour de ce pays avec Une Semaine maximum deux qui narrait le retour d’exil d’un Roumain parti en France.
De ces deux paramètres, Quelque chose de divin nourrit son esthétique comme son sujet : la forme contrariée et diverse rend avec justesse le déchirement et la fragmentation du couple dont on fait l’histoire. C’est celle d’un homme et d’une femme, d’un militaire bientôt appelé au front et d’une demoiselle en rose qui l’attend. Au soir de sa vie, elle raconte cette histoire qui s’est dissoute dans le chaos des hommes. La voix de cette dame aujourd’hui très âgée, fait le lien entre 1939 et le contemporain, entre le documentaire et l’animation, entre la guerre et les émois.
Les personnages colorés évoluent dans un univers figé, en noir et blanc, dans lequel les visages sont comme tirés de photographies. Cette impureté, ce rapport de collage entre les personnages animés et leur environnement photographique entretient la douleur de ce qui se joue : la solitude de l’amour face à un univers de désolation, celui du conflit mondial auquel participe la Roumanie. Cela donne un court métrage singulier au magma esthétique souvent étrange, dont on peine, au premier abord, à trancher si on le trouve repoussant ou sublime. C’est la cohérence de ce choix avec le souffle tragique du témoignage convoquant les temps passés au sein d’un présent documentaire, qui en parachève la beauté. Les prises de vues réelles qui ouvrent et referment le film, cette vieille dame dont la voix rappelle le caractère historique et testimonial du film, forment une nappe documentaire qui révèle l’importance de l’archive photographique et de l’incrustation de l’animation en son sein.
Ce quelque chose de divin, c’est la possibilité d’un sentiment amoureux, de sa couleur parmi la calamité grise, une union entre le rose de l’habit de la femme et le vert de l’uniforme militaire, mélés dans l’un des dernier plans : la grâce des mains entrelacées au travers d’un bouquet de fleurs blotties au creux de leurs feuilles.
Plus douce est la nuit de Fabienne Wagenaar
Lauréate du prix Ciclic pour le pitch court-métrage du festival rennais en 2020, Fabienne Wagenaar présentait cette année Plus douce est la nuit, le fruit de la résidence d’artiste dont elle a pu bénéficier. Remarquable film réalisé en peinture animée, Plus douce est la nuit propose un voyage initiatique, au cœur des ténèbres, ceux de l’Afrique coloniale des années 1960. Un officier français part à la recherche d’un missionnaire disparu et constate la fin d’un monde, sa décrépitude et sa cruauté, dans une quête qui lui donne rendez-vous aux confins de la jungle.
Fabienne Wagenaar a en tête Coppola, Conrad, Herzog, pour cette errance désabusée. C’est la constatation déceptive d’un monde déchu dont on ne fait que vanter la grandeur : “ Dire qu’à l’école militaire on nous parlait de la grandeur de l’empire…” Dès le seuil du film, on comprend ce que va proposer véritablement cette enquête : une traversée des couleurs. Au-delà du devoir du militaire, cette déambulation qui accompagne la mission permet de mettre en lumière les réalités coloniales : ses escroqueries, son racisme, sa vulgarité. Dès lors, la question change de sens : ce n’est plus “Qu’est-il arrivé au missionnaire” mais “Pourquoi c’est arrivé ?”. L’une des femmes que l’officier rencontre lui rétorque que c’est ce “maudit pays qui l’aura avalé”. Le pays, ou plutôt, la folie de ce qui se passe en terre colonisée, l’arbitraire et les violences constantes, physiques autant que culturelles. Ce à quoi est confronté le jeune militaire, c’est une disparition, au sens le plus général du terme, celle d’un peuple. C’est distillé à merveille par le corps du film : les personnes qu’ils interrogent ne cessent de disparaître, la religieuse autant que l’enfant. Près du port, l’officier assiste au transport de statues africaines jusqu’à un bateau qui vogue en direction de la France. Cela scelle l’entreprise de colonisation : les statues meurent aussi. Cette séquence est l’envers de Dahomey de Mati Diop : pour que les statues reviennent, il faut d’abord qu’elles partent. Afin de trouver la vérité, dans la nuit, pour faire la lumière, il faudra que l’officier s’immerge dans la jungle après avoir violemment dérobé la lumière à la personne qui l’accompagnait.
La mise en scène cristallise avec adresse les contrastes, entre la nuit et le jour, entre les noirs et les blancs. L’un des meilleurs plans du film, vertigineux, présente l’officier assis côte à côte avec une personne noire, derrière eux est affiché un panneau bleu où il est écrit trois fois plutôt qu’une le mot “indépendance”. Si l’officier en son cœur souhaite comprendre ce qui se joue, il ne peut le faire qu’en se confrontant à la réalité coloniale, en faisant face donc, en ne tournant pas le dos à la honte d’opprimer un peuple qui, plus que l’indépendance, réclame la justice. Pour survivre dans le corps d’une telle horreur, comme Kurtz, comme le missionnaire, il faut bien trouver le moyen d’adoucir ses nuits.
Mont-Noir de Erika Haglund et Jean-Baptiste Peltier
Erika Haglund, dont le travail est attentif aux personnages féminins, et Jean-Baptiste Peltier à l’approche picturale, joignent leurs obsessions dans leur très sensible portrait d’enfance de l’écrivaine Marguerite Yourcenar. La petite Marguerite grandit à travers le deuil de sa maman morte en couches, de son chien et du départ de sa nourrice. Dans une enfance marquée par la solitude et une forme d’indifférence, elle développe une fascination pour l’érudition et en particulier pour la littérature. La richesse du trait de l’animation, ses couleurs vives, dressent ainsi un court-métrage en forme d’épiphanie, la révélation d’une passion : ce plaisir immense ébréché par une douleur profonde.
La grande force du film est celle d’un mouvement fluide, émaillé de références que seule l’animation peut faire surgir. Admirablement bien construit, Mont-Noir ancre la vocation littéraire de Marguerite autour d’absences et de morts. On sait ce que les futurs textes de Yourcenar doivent à cette idée de frayer avec les fantômes. Le film se distingue par de brillantes et fulgurantes idées d’animation comme cette tâche noire d’encre qui jonche et noie le papier ; serait-ce l’évocation d’une Oeuvre au noir ? Plus loin c’est une tête sculptée antique qui fait face à Marguerite, elle qui se plongera avec intensité dans un texte sublime et crépusculaire, celui des Mémoires d’Hadrien.
Si le premier plan du film semble blême et dolent, c’est parce qu’il commence le film autant qu’il le referme allégoriquement. L’accouchement est une naissance autant qu’une mort : pour que vive la fille, il faut que meure la mère. C’est tout le poids de cet aller-retour funeste entre vie et mort qui fait le parfum tragique de Mont-Noir autant qu’il creuse la solitude douce-amère d’une petite fille qui n’en finit pas de vouloir vivre, lire, écrire, et apprendre. C’est l’histoire de l’absorption d’un monde, un passage obligé pour Marguerite qui porte un tel poids sur ses frêles épaules, fardeau dont la pesanteur ne peut être transcendée que par le geste artistique. L’animation se fait ici le relais tutélaire de l’envie de vivre et de créer. Par un trait sensible et pictural, on découvre avec émotion les premiers jeux de mots de Marguerite avant qu’elle devienne Yourcenar, et ce lieu du Mont-Noir, point de départ de l’écriture, qui enracine les fleurs et les premiers tremblements.
Mont-Noir réussit son évocation de l’écrivaine, le bouleversement du frôlement inaugural avec la littérature, semblable à celui d’une première fois. Le film semble contredire ce qu’écrivait Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien : “La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné, où gisent sans honneurs des morts qu’ils ont cessé de chérir.” Le souvenir de Marguerite parmi ses fleurs n’a jamais été plus incandescent.