Guy Maddin autour de « The Forbidden Room », une myriade de courts-métrages pour un long-métrage kaléidoscopique

Artiste canadien surdoué que nous avions déjà eu l’occasion d’interviewer au sein de Format Court, Guy Maddin est revenu cette année à l’Étrange Festival pour présenter sa dernière œuvre « The Forbidden Room » (sortie décembre 2015), mais aussi pour la carte blanche qui lui a été consacrée. Nous lui avons posé quelques questions sur son nouveau long-métrage , recueil hybride de petits films-fantômes.

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© DR

Nous nous sommes déjà vus il y a 3 ans à l’Espace Saint-Michel, vous étiez alors en train de tourner des courts métrages au Centre Pompidou pour le projet « Spiritismes ».

Oui, cela fait longtemps… Mais finalement nous avons réussi à en venir à bout et nous en avons tiré notamment un film qui s’appelle « The Forbidden Room » ! Il y a d’ailleurs d’autres images à voir prochainement sur le site web dédié au film (bientôt en ligne).

À l’époque, nous sommes venus voir le tournage au Centre Pompidou et nous avons reconnu certaines de ces images dans « The Forbidden Room ». Pouvez-vous nous expliquer les liens étroits entre ces courts-métrages et le long-métrage que vous présentiez cette année à l’Étrange Festival ?

Il s’agit d’un projet hors normes : « The Forbidden Room » a été tourné en public à Paris et à Montréal. Au départ, l’idée était de tourner des courts-métrages à partir de scripts de films perdus. Au fil du temps, nous avons eu l’envie d’en faire un long-métrage tout en désirant proposer au public via un site internet tous ces courts-métrages qui composent « The Forbidden Room ». Le projet était donc pour beaucoup de gens plutôt étrange et il a du être financé aussi de façon particulière. Mener de front ces deux projets pourtant complémentaires nous a obligés à faire face à certaines difficultés financières et plusieurs lourdeurs administratives.

« The Forbidden Room » est un projet ambitieux auquel nous avons consacré plus de trois ans et pour lequel nous avons tourné plusieurs centaines d’heures de rushes. Quand nous avons fini le montage, nous en étions encore à environ 80 heures. Cela a donc pris beaucoup de temps pour obtenir la version finale de 130 minutes. À plusieurs reprises, nous nous sommes retrouvés à cours de budget. J’ai du donc aller faire d’autres projets pour ramener un peu d’argent, ce qui nous éloignait toujours plus de « The Forbidden Room ». Après de nombreux déboires, nous avons finalement réussi à nous en sortir et le film existe maintenant.

Début 2016, le site internet qui va héberger tous ces films-fantômes, dont l’esprit errait jusqu’à présent, va enfin voir le jour. En se connectant au site, chaque personne pourra alors invoquer les différentes « âmes » de ces films perdus comme dans une véritable « séance de spiritisme « . Tous ceux que cela intéressera pourront voir tous ces courts-métrages (et bien d’autres), dont « The Forbidden Room » se retrouve composé.

Aviez-vous l’idée de faire un long-métrage au départ ou est-ce venu au cours de la réalisation des différents courts métrages ?

Après un tournage de 18 jours à Paris, au rythme d’un court-métrage par jour, nous sommes allés tourner trois semaines à Montréal. Evan Johnson (co-réalisateur) et moi-même avons alors commencé à rêver, parfois même en plein jour, à tous ces petits films et comment ils pourraient s’assembler l’un avec l’autre, à la manière des textes de Raymond Roussel – l’un de mes écrivains préférés – à la prose mystérieuse et impénétrable.

Dans les années 20-30, cet auteur français a écrit de la poésie, des nouvelles, des romans et des pièces de théâtre en prenant souvent le parti d’insérer une histoire à l’intérieur d’une autre histoire, elle-même à l’intérieur d’une autre histoire, etc.

Se replongeant dans l’univers de cet auteur, immergé toujours plus profondément dans cette succession d’histoires à perte de vue, je me suis senti à la fois sécurisé et exalté. Nous avons alors pris conscience qu’il s’agissait probablement de notre seule chance de faire un film comme celui-là et nous avons décidé d’en faire un long-métrage. Je suis heureux d’être parvenu à transformer cette obsession pour les films perdus et d’avoir pu donner le jour à cette œuvre hybride.

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Comment s’est passée l’écriture à partir des scripts de ces films perdus ?

Beaucoup des titres de ces films perdus de Vigo, Lubitsch, Mizoguchi, Von Stroheim ou Naruse, nous ont intrigués. Il n’existait pas vraiment d’informations sur eux. Quelques fois, nous avions les synopsis en entier, d’autres fois juste quelques lignes retrouvées miraculeusement. À partir de là, nous avons réécrit, puis nous avons adapté au fur et à mesure les scripts afin qu’une certaine cohérence puisse émerger au sein du scénario.

Chaque réalisateur de ces films perdus a son tempérament, par exemple Ernst Lubitsch et Fritz Lang n’ont pas du tout le même style. Mais on ne va pas déterrer Lubitsch, lui donner un mégaphone et lui demander de réaliser une nouvelle fois son film ! J’ai donc joué le rôle de medium en invoquant l’esprit de tous ces films perdus, dans les limbes, et tous ont parlé à travers nos voix, nos caméras et nos images.

Comment s’est passé le travail entre les co-auteurs ?

J’adore travailler avec eux. Lorsque certains matins, j’étais fatigué, que je voulais rester au lit, ils ne me laissaient pas dormir et me motivaient pour que nous nous mettions au travail. C’était pareil quand c’était le tour d’un autre membre de l’équipe. Quand on se disputait, on ne le prenait jamais personnellement. Ce n’est d’ailleurs pas très canadien : les Canadiens ont souvent peur de ne pas être d’accord ou de heurter la sensibilité de leurs interlocuteurs.

Pour ce film, Evan Johnson, Robert Kotyk, Kim Morgan et moi travaillions main dans la main et nos confrontations de points de vue étaient plutôt enrichissantes. Chacun exprimait sa vision d’une scène ou d’un personnage jusqu’à ce que quelqu’un parvienne à convaincre les autres, mais la plupart du temps, les échanges aboutissaient à une nouvelle proposition qui satisfaisait tout le monde. Et cela a été très bénéfique pour le film !

Nous avons aussi bénéficié de la participation du poète John Ashbery qui a écrit le passage « How to take a bath » qui ouvre et ferme le long métrage. Il s’agit d’une adaptation du film du même nom réalisé par Dwain Esper, réalisé en 1937. À l’aide d’un split screen, le film « étudie » la manière dont une femme prend son bain lorsqu’elle est mariée ou non. Aucune copie du film n’a pu être retrouvée; mais apparemment selon ce que j’ai pu lire sur ce film, une femme mariée serait plus en phase avec son corps qu’une femme célibataire. À l’époque, sous couvert d’étude scientifique, le public américain pouvait entrevoir entre les bulles de savon quelques instants de nudité. Dwain Esper avait également réalisé « How to Undress in Front of Your Husband » qui, lui, n’est pas un film perdu et est disponible en ligne.

Notre film a d’ailleurs failli s’appeler « How to take a bath », mais John Ashbery me l’a déconseillé. Le film s’appelle donc « The Forbidden Room ». Il y a eu tellement de films qui ont porté le même titre, je crois même qu’il y a en un qui est sorti l’année dernière… Mais peu importe c’est notre propre « chambre interdite » : tout le monde à la sienne !

Un soin tout particulier est apporté aux passerelles entre les différentes histoires, permettant ainsi au spectateur de pouvoir se repérer dans le film. Comment avez-vous travaillé cet aspect ?

L’idée est apparue au fur et à mesure des sessions de tournage, notamment lorsque l’on a commencé à faire les castings des acteurs pour les personnages récurrents qui font le lien entre les différentes histoires. C’est là que j’ai commencé à attribuer un genre à chaque histoire en partant d’une histoire de sous-marins, pour aller vers un film de guerre pour enfants, puis vers un film de vampires qui se déroule dans la jungle, en passant par un film mettant en scène des Zeppelins, un film d’horreur, ou encore un film expressionniste allemand, ou même un mélodrame français. Chaque histoire met en valeur l’autre pour donner « The Forbidden Room ».

Je ne voulais pas perdre le spectateur. Chaque histoire devait être écrite et réécrite puis montée et remontée jusqu’à ce qu’elle devienne limpide, parce que je sais que le public peut être perdu même quand les choses paraissent pourtant claires. Au moment de l’étalonnage, je me suis également assuré que chaque histoire possédait sa propre palette de couleurs, histoire de faire instantanément comprendre au spectateur où il se trouve dans ce grand bric-à-brac. Je ne sais pas à quel point les gens peuvent s‘égarer dans ce film. Peut-être qu’ils ne se perdent pas, peut-être que si. Mais je sais qu’après la première demi-heure, même s’ils sont désorientés, ils retrouveront leur chemin à nouveau.

Dans notre précédent entretien, vous avez comparé les nouvelles aux courts-métrages et les longs-métrages aux romans. Pensez-vous qu’il faille comparer « The Forbidden Room » à un recueil de nouvelles ou à un roman ?

C’est peut-être les deux à la fois. Le film a été profondément marqué par l’influence de Raymond Roussel et ses folles aspirations. Quand on tente de voir les choses de son point de vue, ce n’est pas toujours facile à décrire et tout devient assez intense. Ses phrases sont denses et son style est perçant. Il me fallait parfois une heure pour lire 6 pages !

J’étais à la recherche de cette densité pour « The Forbidden Room » mais je ne voulais pas que le public puisse ressentir la complexité qui se dégage de la lecture des livres de Roussel. C’était un génie à l’esprit torturé et la lecture de ses livres est une véritable expérience. Il me semble qu’il a inventé une sorte d’étrange recueil hybride de nouvelles dont certaines ne faisaient qu’une seule phrase et qui nous amenait à des endroits totalement différents au fil du livre. Que cela soit une histoire de 6 ou de 200 pages, l’impression à la fin est identique : celle d’être plongé dans un univers à part entière.

Pour « The Forbidden Room », j’avais envie que le spectateur ait une impression d’abondance, voire de profusion. Il me semblait qu’en donner trop aux spectateurs serait justement la quantité qui conviendrait. J’ai d’ailleurs coupé 16 minutes depuis la première du film qui a eu lieu au Festival de Sundance. Je m’étais rendu compte qu’il était un peu trop compliqué de naviguer entre les différentes scènes. J’avais envie que les spectateurs sentent physiquement la densité de ce film et je voulais que l’on ressente cela de l’intérieur.

C’est la première fois que vous co-réalisez un film. Comment s’est passée cette collaboration ?

Je pense que chaque réalisateur peut facilement se considérer comme co-réalisateur de ses films étant donné le nombre de personnes qui apportent leur contribution tout au long du processus de création. Evan Johnson, mon co-réalisateur, n’a jamais crié sur le plateau “Action !” ou “Coupez !”, mais nous avons tous les deux créé le projet, avec l’aide de beaucoup d’autres personnes, évidemment.

Et puis c’est simplement que cette fois-ci, je ne pouvais pas recevoir tout seul les honneurs. Je trouverais cela plus juste que nous soyons tous les deux désignés comme réalisateurs de ce film. Evan a beau faire ses débuts, il a travaillé très dur sur ce film ! Il avait tout en tête du début à la fin. J’ai fait tellement de films d’une certaine manière et quelque fois, je peux être impatient. D’habitude un film me prend 1 an, celui-ci nous a pris 3 voire 4 ans ! Lorsque je ressentais le besoin de pouvoir dormir de temps en temps, il poursuivait le travail, faisait des propositions, persévérait à s’intéresser au projet, ce qui me donnait l’envie de continuer.

Rien que pour avoir été ma « pom-pom girl » personnelle, Evan Johnson mérite d’être appelé réalisateur ! D’ailleurs, nous travaillons ensemble sur un prochain projet, mais nous ne sommes pas mariés, nous préférons ne pas brûler les étapes et faire les choses petit à petit.

J’ai la chance aussi d’avoir reçu un soutien indéfectible de mon distributeur français, ED Distribution, qui travaille depuis plus de vingt ans à faire connaître mes films auprès d’un public toujours plus croissant. Je les soupçonne d’ailleurs qu’ils vont jusqu’à génétiquement modifier les bébés pour qu’il viennent voir mes films !

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Nous avons remarqué que dans ce film vous avez recouru à des effets spéciaux que vous n’aviez jamais utilisés auparavant. Pourquoi ce choix ?

J’admire les photographies de séances de spiritisme qui avaient lieu dans les années 20 et 30, mais il ne s’agissait que de photos et j’avais envie de les voir reprendre vie, de trouver un équivalent cinématographique à cela.

J’ai aussi regardé beaucoup de vieux films dont les photogrammes étaient en grande partie détruits ou très abîmés mais qui ont pu être sauvés car ils ont été digitalisés à temps. Et je suis tombé sur l’un des magnifiques films ectoplasmiques de Bill Morrison, « Light Is Calling » (2004). En voyant cette œuvre, j’ai réalisé que ces vieux films qui datent parfois de plus de cent ans sont devenus au fil du temps des entités à la manière « d’esprits ». Ils bougent, disparaissent, réapparaissent. On devine quelques traits qui sont ensuite remplacés par d’autres.

Quand j’ai réussi à comprendre comment procéder avec cette technique utilisée par Bill Morrison, je suis devenu obsédé par le résultat que l’on pouvait obtenir avec. J’ai même quelques bobines chez moi que je regarde très souvent. Je n’ai même plus besoin de boire de café maintenant, j’ai juste besoin de regarder ces images jusqu’à ce que j’aille mieux !

C’est le genre d’addiction qui n’a pas vraiment d’effets secondaires donc je pense que je vais la conserver. Je n’ai pas de problème avec cela. Je suis simplement fasciné par ces images. Je peux passer des heures et des heures à regarder les images où le visage de Mathieu Amalric et de Charlotte Rampling disparaissent derrière un tourbillon de rayures ou lorsque Ariane Labed émerge de la chevelure d’Adèle Haenel ou encore lorsque le visage de Géraldine Chaplin se coupe en deux et que l’une des parties s’attache à Jacques Nolot et l’autre à Slimane Dazi. Je ne me ronge plus les ongles, je ne bois plus de sodas, ces images sont juste mon pêché mignon.

Propos recueillis par Julien Beaunay et Julien Savès. Traduction par Julien Beaunay

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