L’étrange programmation du dixième Court Métrange

Dès le début du mois d’octobre, c’est avec une effervescente impatience que nous guettions d’un œil avide le contenu de la dixième programmation de Court Métrange. À Format Court, la tradition veut que l’automne soit l’heure de cet immanquable rendez-vous breton, l’occasion de trois jours d’immersion apnéique dans le bouillon créatif du court-métrage fantastique. Autant le dire tout de suite, cette année, notre curiosité était décuplée à l’occasion de l’anniversaire du festival, et c’est le souffle court et les yeux exorbités que nous sommes ressortis des salles. Près de 65 films projetés dont 35 en compétition, un jury de choc illuminé par la stellaire présidence de Monsieur Tchéky Karyo, et des cartes blanches tonitruantes offertes à des partenaires de qualité (Format Court, Make It Short et le Neuchâtel International Fantastic Film Festival), tels furent les ingrédients du festin que Court Métrange nous avait concocté, repas de fête protopathique dont nous vous proposons un petit tour d’horizon.

Choisir c’est aussi exclure, une raison suffisante pour limiter d’ordinaire notre intérêt pour les palmarès de festivals à leur plus simple évocation tant la quantité de films qui échappent à la distinction peut paraître désolante. Mais comment aujourd’hui ne pas commencer par là, alors que la liste des films primés à ce dixième Court Métrange était particulièrement séduisante. Un palmarès très honorable donc, où l’on a pu constater toute la vigueur du cinéma hispanophone avec pas moins de trois films récompensés. Grand prix du festival, l’espagnol Chema García Ibarra, qu’on avait déjà repéré en 2010 pour son précédent film complètement décalé « Protoparticulas », signe là sa troisième œuvre avec « Misterio ».

Avec un cadrage millimétré, García Ibarra nous coince cette fois-ci dans la toile de fond déprimante d’une Espagne toute traditionnelle pour nous inviter à suivre le parcours psychologique d’une femme qui s’est définitivement réfugiée dans les derniers retranchements de son imaginaire. Car dans « Misterio », l’espoir éradiqué d’un cadre social fascisant, vain et imbécile ne semble plus exister qu’à travers l’hypothèse du salut exogène de puissances mystérieuses. Les vieilles dames font alors la queue pour écouter les messages de la vierge dans les vertèbres cervicales d’un simple d’esprit, et l’héroïne du film, elle, attend qu’enfin les extra-terrestres la libèrent. Film d’atmosphère par excellence, « Misterio » a été primé par notre équipe à l’occasion du Festival Européen du film court de Brest et fera prochainement l’objet d’une critique approfondie dans nos colonnes. D’un prix Format Court à l’autre, « Fuga », le film d’animation de l’Andalou Juan Antonio Espigares a aussi été distingué par notre site dans la compétition de Court Métrange. Racontant l’arrivée d’une jeune fille aveugle au conservatoire de musique, ce film d’animation qui mélange de façon très intéressante la 3D et la prise de vue réelle, est un conte symphonique de toute beauté où fantasme et réalité se confondent dans un jeu de perception visuelle et musicale. Là encore, ne manquez pas notre dossier spécial à paraître très prochainement et la diffusion du film dans le cadre de nos rendez-vous mensuels du Studio des Ursulines à Paris.

Nouveauté de cette dixième édition de Court Métrange, le jury du festival pouvait attribuer cette année un Méliès d’argent à l’un des films en compétition. Spécificité de ce prix tout honorifique promu par la Fédération Européenne des festivals de films fantastiques dont fait dorénavant partie Court Métrange : la participation en compétition à l’un des plus importants festivals de cinéma fantastique du monde à Sitges en Catalogne. C’est Pablo Belaubre qui profitera de cette excellente exposition pour son film « Cebu », œuvre entièrement réalisée et produite à Cuba, qui nous emmène dans l’arrière boutique d’une boucherie de La Havane pour nous raconter l’histoire d’un amour qui tourne mal. Si le thème de la boucherie au cinéma en a séduit plus d’un par le potentiel sordide qu’il offre, l’approche qu’en fait Pablo Belaubre interroge surtout notre rapport à l’érotisme à travers la question de la chair. Car quand Marushka, jeune femme d’une vingtaine d’année, entre dans la boucherie de Ivan, balançant le charme voluptueux de ses 130kg de corps de femme sublime, pleinement ouverte, il est difficile d’échapper à la troublante fascination qu’inspire en elle ce mélange de beauté et de monstruosité. Monstrueusement féminine, elle offre ses rondeurs charnues à l’appétit sexuel d’un boucher plus que jamais expert dans la manipulation de la viande. Jeu ambigu entre attraction et répulsion qui tourne au carnage lorsque dans la chambre froide, les amants sont surpris par la femme du boucher. L’intrigue bascule alors dans l’horreur d’un fait divers violent, le crime passionnel sanguinolent d’une femme jalouse qui mènera la belle obèse aux crochets de la boucherie pour une scène de dépeçage particulièrement répugnante et un final incontournable de réjouissance anthropophagique.

Au menu des abominations gastronomiques, on peut également se repaître du court-métrage de l’Américain Jason Noto « La ricetta » pour suivre un bien étrange cours particulier de cuisine. Dans ce huis-clos à l’ambiance tamisée, une grand-mère un brin autoritaire enseigne, en italien, à son petit fils âgé de 6 ans tout au plus, à découper des légumes, à assaisonner une sauce et … à égorger un cochon ! Mais dans le regard de l’enfant, entre inquiétude et fascination, les sujets s’inversent dans une perception horrifique du réel, et la grand-mère s’incarne dans la peau d’un cochon alors que le l’animal, lui, prend les traits d’un enfant. Avec « La ricetta », Jason Noto nous rappelle, dans un tableau à l’esthétique saisissante dont les nuances chromatiques ne sont pas sans rappeler les œuvres peintes de Guiseppe Arcimboldo, ce que le monde adulte peut avoir de monstrueux aux yeux d’un enfant.

la-ricetta

Au registre des films de science fiction pure, il ne fallait pas rater cette année « Un monde meilleur » de Sacha Feiner qui nous entraîne dans un univers d’anticipation politique et sociale tout empreint des livres de Huxley ou Orwell. Dans un monde totalitaire régie par une dictature de fer, on suit le quotidien d’un citoyen modèle qui passe ses journées derrière des écrans de vidéosurveillance, traquant le moindre signe de fantaisie sur la voie publique. Pas de rire, pas de sourire, pas de joie ni de plaisir pour ce délateur expert qui ne fait que son devoir en dénonçant les autres. Aussi, lorsque brutalement une révolution éclate, renversant le pouvoir pour l’avènement d’une société hippie-cool peut-être un peu trop naïve, c’est la faculté d’adaptation du personnage qui se retrouve en question. Chronique du conditionnement, « Un monde meilleur » est un film psychologique dont l’ambiance parfaitement réussie, est servie par des décors et une mise en scène digne du « Brazil » de Terry Gilliam.

Film sélectionné hors compétition, comment ne pas avoir remarquer également l’impressionnant « True skin » de l’Américain Stephan Zlotescu ? Tourné dans les rues d’un Bangkok transfigurée, quelque part entre le Tokyo de « Enter the Void » et l’univers de « Blade runner », « True skin » nous emmène en voyage dans un avenir peut-être pas si lointain où les êtres humains se régénèrent à l’aide de prothèses cybernétiques greffées sur le visage ou sur le corps. Avec une réalisation dynamique à la limite de l’expérimental et des effets spéciaux très aboutis, « True skin » se place dans le registre de ces thrillers futuristes qui nous ont fait tant aimer le cinéma. On regrettera toutefois que la voix-off soit le seul élément de narration, laissant le spectateur avec un goût d’inachevé. Car si l’atmosphère technologique du film est particulièrement envoutante, sa forme et sa réalisation se rapprochent davantage de celle du teaser d’un long-métrage. À quand donc « True skin » dans sa version longue ?

Concernant les films d’animation, c’est avec bonheur que nous avons pu revoir sur grand écran un certain nombre d’œuvres que nous suivons depuis un moment. C’est le cas de « Peau de Chien » de Nicolas Jacquet qui obtient le prix Beaumarchais de la SACD, du très surréaliste « Topo glassato al cioccolato » de l’Italien Donato Sansone , du deuxième opus des chroniques de la poisse d’Osman Cerfon « Comme des lapins », ou encore de « Tram » de Michaela Pavlátová. Quelques découvertes tout de même, au premier rang duquel nous citerons « Ziegenort » du Polonais Tomasz Popakul. Film d’animation en noir et blanc mélangeant les effets 2D et 3D, « Ziegenort » raconte les difficultés d’intégration d’un jeune adolescent face au monde extérieur, difficultés d’autant plus grandes que ce jeune homme a la tête d’un poisson. Le film balaye ainsi une série de situations qui mettent le jeune homme en présence de son père, qui le confronte avec le monde du travail, mais aussi à sa recherche sentimentale avec les jeunes filles ou à la rivalité avec les garçons de son âge. « Ziegenort » aborde la question de l’adolescence avec une sensibilité subtile et poétique qui nous rappelle combien il est difficile, à l’âge où le corps est difforme, de prendre sa place dans son environnement social et affectif.

Pour la deuxième année consécutive à Court Métrange, on pouvait également profiter d’une séance spéciale conçue autour par Benjamin Leroy, notre confrère de l’excellent blog Make It Short, grand spécialiste du court de genre. L’occasion de découvrir le film du Brésilien Amir Admoni « Linear », un court-métrage de 6 minutes mélangeant différentes techniques d’animation et prise de vues réelles, qui nous fait suivre les pérégrinations autoroutières d’un petit personnage tirant derrière lui le rouleau de peinture chargé de tracer les lignes blanches de la voirie. Avec humour et légèreté, Amir Admoni nous rappelle ainsi la citation de Paul Klee selon laquelle une ligne n’est rien d’autre qu’un point parti en promenade. Dans un style beaucoup plus dramatique, on est également frappé par le film américain de Jesse Atlas « Record/play », où un homme affronte le souvenir tragique de la perte de sa femme à travers les cassettes audio sur lesquelles elle avait l’habitude de s’enregistrer. Entre réalité fantasmée ou pure inversion du destin, l’homme parvient à intervenir dans la scène où sa femme est assassinée grâce au walkman qui lui sert à écouter les bandes. Avec une mise en scène efficace au service d’une narration palpitante, le film nous ballade alors dans de surprenants aller-retour entre les deux scènes qui permettent à chaque fois à l’homme de renouer avec elle pour parvenir à la sauver. Love story fantastique, « Record/play » réussit avec talent à mêler émotion et science-fiction.

Une dixième édition à la hauteur de nos attentes qui, une fois de plus, a su allier films de genre, étranges et insolites, dans un bouillon hétéroclite d’univers dérangeants, fascinants ou fantastiques. Longue vie à Court Métrange, et à l’année prochaine !

Xavier Gourdet

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