Foued Mansour : « Aujourd’hui, tu peux faire le court de la décennie, aller aux César et à Berlin, et te retrouver au RMI »

Le Chant d’Ahmed raconte la rencontre d’Ahmed, un employé des bains-douches proche de la retraite, avec Mike, un adolescent à la dérive qui rêve de devenir rappeur. Après sa sélection dans la compétition nationale du dernier Festival de Clermont-Ferrand, le cinquième court-métrage de Foued Mansour vient d’être présélectionné aux César 2020. Nous l’avons diffusé le 23 septembre sur toit du Point Ephémère à l’occasion de la carte blanche offerte au Festival de Brive, en présence du réalisateur et du producteur Rafaël Andrea Soatto (Offshore).

Depuis ton premier court-métrage produit, La Raison de l’autre, il y a dix ans pile, tu en as réalisé trois autres. Tu ne ressens pas le besoin de passer au long ?

Je me fais souvent engueuler par mes copains producteurs ou réalisateurs qui sont passés au long, mais si j’avais en eu la possibilité, j’aurais déjà franchi le pas. Ça ne dépend pas que de moi. Ceci dit j’aime le court. J’aime le format, la liberté et je m’y suis vite senti à ma place. J’ai enchaîné trois courts très vite entre 2009 et 2012, qui se sont produits plutôt facilement grâce à La Raison de l’autre qui, lui, s’est financé très difficilement. Puis j’ai fait un break car j’ai commencé à écrire mon long mais je suis entré dans un autre monde. Un court, tu te débrouilles toujours pour le faire. Un long, ça n’a rien à voir, les enjeux sont énormes. Tu rencontres plein de producteurs mais ils ont peur, ils ne te connaissent pas. Alors il arrive que tu te lances dans un projet pour finalement te rendre compte que ça n’a pas avancé et que tu as perdu 4 ans. Et comme j’avais envie de tourner, je suis revenu au court. Il faut aussi avoir en tête que le passage du court au long est de plus en plus difficile. Avant un court qui cartonnait menait automatiquement au long, mais plus maintenant. Regardez Jean-Bernard Marlin. Il a fait La Fugue qui a eu l’Ours d’Or à Berlin, et a été nommé aux César, mais ça ne l’a pas empêché de se retrouver au RMI alors qu’il a fait le court de la décennie. Il a mis du temps à faire Shéhérazade, qui a été ensuite acclamé, mais à quel prix ! Passer à côté d’un auteur comme lui aurait été un vrai gâchis.

Quand tu parles de liberté dans le court, fais-tu aussi référence à celle de faire appel à des comédiens non professionnels ?

Je ne tiens pas à faire jouer des comédiens non professionnels. Je le fais quand ça s’impose, quand je n’ai pas le choix. Pour le rôle d’Ahmed, j’ai d’abord contacté plusieurs comédiens mais il n’y a pas beaucoup de comédiens maghrébins de cette génération. Et tous ceux que je rencontrais étaient des acteurs très lettrés, intellos, ça ne marchait pas. Alors un ami qui habite à la Goutte d’Or m’a proposé d’aller déjeuner chez un restaurateur qui connait tous les chibanis du quartier. Là-bas, je suis tombé sur Mohammed qui apportait des fruits et légumes à la cuisinière, et je me suis dit : « c’est lui ». Mohammed est une star à la Goutte d’Or grâce à son engagement associatif et il sait lire et écrire, ce qui est rare pour cette génération de prolétaires immigrés. Quand je lui ai dit que j’allais faire un film, il m’a dit oui, qu’il connaissait, qu’il avait déjà été interviewé par BFM TV. Mais quand j’ai sorti le scénario, je l’ai vu pâlir. Finalement, le restaurateur a su le convaincre mais il faut dire que moi non plus je n’étais pas sûr de mon coup. ll portait l’histoire des ces hommes dans sa façon de marcher, de se comporter. Il dégageait quelque chose de brut qu’aucun acteur n’aurait pu reproduire. Inversement, l’autre comédien, Bilel Chegrani, avait été suggéré par Meriem, la directrice de casting. Et idem pour La raison de l’autre. Je suis allé dans un foyer pour trouver mon acteur africain mais celle qui joue la conseillère, Chloé Berthier, est bien actrice. Il n’y a pas de règle, il faut une symbiose.

Il n’y a pas de règle mais celle de la « bankabilité » sera quand même difficile à contourner dans ton long-métrage, non ?

C’est vrai que les producteurs ont besoin d’être rassurés, ils pensent eux-mêmes que ça va rassurer les chaînes et distributeurs. Mais ça ne marche qu’avec certains, les Dujardin et Omar Sy, pas les autres. Regarde, les films qui se font remarquer – Shéhérazade, Divines, Mustang, Petit Paysan, même Jusqu’à la garde – se font sans grosse vedette. Et aujourd’hui, le film qui va représenter la France aux Oscars s’appelle Les Misérables. Ces exemples te poussent à persévérer.

Je vais essayer de me passer de stars en faisant un film pas cher et avec les subventions classiques. J’ai un rapport très fusionnel aux comédiens. Le travail avec eux est la partie de ce métier que je préfère et j’ai l’habitude de les choisir moi-même. Mes plus grands moments de plaisir sont ceux où ils me proposent des choses que je n’attendais pas et qui me bluffent. C’est chiant un tournage, on n’a que des emmerdes, et les seuls moments de plaisir sont les cadeaux des acteurs. Quand je m’occupe du casting, je consulte tous les trombinoscopes trois mois à l’avance, et j’appelle moi-même les comédiens. Après Le Chant d’Ahmed, le long-métrage sera seulement ma deuxième collaboration avec une directrice de casting et je vais tout de même continuer à aller chiner dans mon coin six mois à l’avance.

« Un homme debout »

Tes courts-métrages parlent de précarité, de solitude. Le long explorera-t-il aussi ces thèmes ?

C’est surtout la quête de dignité qui, je crois, rassemble tous ces films. Avec Un homme debout, je voulais parler de la vindicte populaire, de ses ravages sur un personnage qui ne veut pas céder et préserver sa dignité à tout prix. Le Chant d’Ahmed porte sur l’exil, le déracinement mais avec toujours ce désir d’Ahmed d’être regardé.

C’est un thème que je n’ai de cesse d’explorer parce que ce sentiment, nous le partageons tous. Il nous maintient en état de survie quand on est au fond du trou. Si tu perds une forme d’estime de toi, tu sombres. Mais c’est un sujet délicat à traiter sans tomber dans le misérabilisme, ou la moralisation. Tu marches toujours sur un fil. Les projections de La raison de l’autre étaient suivies de débats tendus où certains me reprochaient d’apporter de l’eau au moulin de ceux qui stigmatisent, alors que d’autres s’élevaient contre cette interprétation. J’aime quand le film ne m’appartient plus, quand les gens s’en emparent. Mon prochain projet abordera de nouveau ces questions : la morale, la justice, la quête de dignité… Mais il sera traité cette fois par le biais d’une histoire d’amour inspirée d’un petit fait divers qui s’est transformé en fait de société. Un film qui je l’espère parlera, en miroir de notre époque, de convergence des luttes.

As-tu une opinion sur la représentation des « minorités visibles » dans le cinéma français ?

Des progrès ont été fait sur la représentativité, mais il reste du travail à faire. Dans mon film, des gens trouvaient bizarre que le personnage joué par Bilel s’appelle Mike. On cantonne encore les comédiens à des rôles stéréotypés, mais ça se décloisonne progressivement. Dans le cas de Mike, je n’imaginais pas spécifiquement un Maghrébin mais j’ai pris Bilel parce que c’était le meilleur. Par contre, il a fallu gommer certains tics de langages, je ne voulais pas de stéréotype. Je lui disais que s’il voulait jouer autre chose que des petits mecs de quartier, il devait accepter d’interpréter, de jouer la comédie.

Et est-ce que tu as l’impression d’avoir une responsabilité dans cette question de la représentation ?

J’ai toujours mis un point d’honneur à ne pas faire de film communautaire. Mes films précédents abordent la question de manière indirecte. Là, c’est le premier qui l’abord frontalement mais ça fait longtemps que je voulais faire un film sur les immigrés de la première génération qui sont arrivés dans les années 70 et qui ont trimé. Je voulais explorer leur sens du sacrifice, la manière dont ils ont été traités ici et là-bas, le lien familial qui se délie, le manque de communication. Je voulais rendre hommage à ces hommes et ces femmes, moi qui suis né ici mais qui ai toute ma famille en Tunisie. J’y vais de temps en temps et je me suis souvent demandé ce qu’aurait été ma vie si j’étais né et si j’avais grandi là-bas, et surtout quelle destin aurait eu mon père s’il n’avait pas fait venir ma mère… Il aurait probablement eu la même existence que le personnage d’Ahmed. Quand j’y vais, je suis heureux d’y aller mais je ne sais pas si je pourrais y vivre. Et ce qui est drôle, c’est que je suis présenté dans tous les festivals étrangers comme le réalisateur français et ici parfois comme le franco-tunisien. Mais j’essaie de passer au-dessus de tout ça

Propos recueillis par Yohan Levy

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