Teeth de Tom Brown et Daniel Gray

Le jeu de mot est facile et nous ne l’éviterons pas : « Teeth » (Dents) est un film mordant. Mordant au sens d’incisif (incisives ?) : qui touche juste et qui fait mal.

Ce deuxième court-métrage d’animation du duo britannique Tom Brown et Daniel Gray – sélectionné entre autres dans le Labo du festival de Clermont-Ferrand – est un récit autobiographique, un témoignage rétrospectif en voix off, mais aussi un film d’horreur viscéral. Le narrateur nous fait part du dégoût ressenti depuis l’enfance pour ses dents qu’il soumet à diverses violences afin de les faire disparaître. Au contact de sa langue avec l’émail crénelé des dents, il préfère celui de la surface lisse et tendre d’une mâchoire édentée, gorgée de sang. En parallèle, il développe en parallèle une obsession pour l’acte de mastiquer, au point de sélectionner avec soin la nature et la forme des aliments qu’il laisse entrer dans sa bouche, et se prend enfin d’une fascination morbide pour la dentition animale, plus efficace que celle des hommes dans sa fonction de destruction.

« Teeth » est donc l’histoire d’une bouche, et de l’humain qu’il y a autour. Un homme que nous ne verrons jamais en entier : son visage reste hors-champ et sa présence à l’image se réduit à des gros plans sur certaines parties de son corps. Le cadrage et le montage fragmentent le personnage (et son environnement, avec de nombreux plans de décors vides), de la même manière que celui-ci dissèque sa nourriture et qu’il met en pièce de petits animaux. La bouche est filmée à plusieurs reprises en gros plans subjectifs, depuis l’intérieur de la gorge, forçant l’identification du spectateur avec cette partie du corps plutôt qu’avec le personnage dans son ensemble.

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Dans ces gros plans, la bouche, la mâchoire et les dents semblent immenses et dotées d’une vie propre. Le trait âpre et le dessin légèrement déformé peuvent rappeler les outrances de l’animateur américain Bill Plympton, qui met régulièrement en scène des bouches monstrueuses, gigantesques et avides. « Teeth » n’a pas la verve grotesque de Tex Avery ou de Plympton mais le film se rapproche néanmoins des œuvres de ce dernier par sa façon de soumettre le corps humain à des forces extrêmes, jusqu’à la mutilation. La souffrance et la jouissance sont liées dès le début du film où un bébé mord le sein nourricier de sa mère et reçoit une gifle en retour : un objet de désir (le sein), une douleur donnée (la morsure) et une douleur reçue (la gifle). À cette violence s’ajoute une atmosphère putride avec l’omniprésence à l’image de grosses mouches sales.

Le recours au gros plan et aux ellipses de montage invitent à recevoir les images sur le mode de la sensation. Coupées de leur contexte, elles ne racontent pas une histoire mais transmettent par le dessin une impression physique au spectateur. Celui-ci se retrouve, par mimétisme avec l’action représentée en grand sur l’écran, à promener malgré lui sa langue dans sa bouche, à tâter sa mâchoire et à tester la résistance de ses dents.

La narration à proprement parler est prise en charge par la voix off. C’est elle qui se livre à l’énoncé des faits, chronologique et factuel, complété et accentué par l’image. « T.O.M. », le précédent court-métrage de Tom Brown et Daniel Gray, était lui aussi entièrement raconté en voix off, celle, amusante et naïve, d’un enfant. La voix off de « Teeth », elle, rajoute encore au malaise. Les deux réalisateurs ont eu la bonne idée de faire appel à l’acteur anglais Richard E. Grant, spécialiste des rôles guindés (dans « Le Temps de l’innocence » de Martin Scorsese ou, récemment, en militaire dans « Queen & Country » de John Boorman). La voix est rauque, le débit lent, avec une froideur dans laquelle perce le mépris ou le dégoût de soi.

En quelques minutes, « Teeth » couvre quasiment toute la vie de son personnage, de l’enfance à la vieillesse, de la première dent au dentier. Les dents de lait poussent, sont remplacées par les dents définitives qui tombent à leur tour. Le bébé et le vieillard ont en commun de ne pas avoir de dents et de consommer des aliments liquides ou en petits morceaux ; ce qui est aussi le cas des mouches qui entourent le personnage et qui diluent leur nourriture avant de l’absorber.

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Dans le premier plan du film, les dents sont représentées comme une forme de vie. On y voit une masse blanche informe évoluer mollement sur un fond rouge. Quelle est ce mystérieux organisme ? Une méduse s’extrayant de la soupe primitive, à l’origine de la vie sur Terre ? Un spermatozoïde agitant sa queue, source de la vie humaine ? Il s’agit en fait d’une dent et de sa racine, en train de se former. Sans quitter la bouche de son personnage, c’est donc l’ensemble du développement humain et du cycle de la vie qu’évoque « Teeth ».

Sylvain Angiboust

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