Les Cinq diables de Léa Mysius

La rude épreuve des sens et du sens

À l’occasion d’un jeu-concours avec Le Pacte, Format Court vous fait gagner 3 exemplaires du DVD Les Cinq Diables, le deuxième long-métrage de Léa Mysius (après Ava), sorti début janvier. L’édition DVD comprend également ses courts-métrages Cadavre exquis réalisé en 2012 et L’Ile jaune, tourné en 2018. Sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs (Festival de Cannes 2022), le synopsis annonce déjà la couleur particulièrement brûlante du film… Vicky Soler (Sally Dramé) est une petite fille au don olfactif exceptionnel : elle peut reconnaître et reproduire n’importe quelle odeur, qu’elle place dans des bocaux. Lorsque sa tante (interprétée par Swala Emati) sort de prison et refait surface dans la vie de ses parents (joués par Moustapha Mbengue et Adèle Exarchopoulos), le quotidien monotone de la famille est bouleversé. En essayant de reproduire l’odeur de Julia, Vicky est transportée dans le passé, et découvre peu à peu les secrets de sa famille et du village…

Un élément nous frappe, et ce dès le début du film : nous n’assistons pas seulement au déroulement d’images en deux dimensions propres au cinéma, mais bien à un voyage sensoriel complet tourné en pellicule 35mm. La première scène, d’où est d’ailleurs tirée l’affiche du film (Joanne jouée par Adèle Exarchopoulos devant un feu immense, se retourne, horrifiée, vers la caméra), instaure un climat anxiogène. La réalisation de Léa Mysius a beau se focaliser sur le quotidien de Vicky, la menace, inconnue et inexpliquée, plane sur les protagonistes. Le rapport du spectateur en est perturbé : la tension n’explose pas en coups d’éclats mais monte petit à petit à travers la multitude de stimulations auxquelles il est soumis. Cela est introduit par le personnage de Vicky, débordante d’énergie et pourtant terriblement seule.

Sa présence intrigue : déjà, parce que l’odorat n’est pas un sens fréquemment exploité au cinéma. Le don de Vicky en revêt d’ailleurs un caractère presque animal, à la manière d’un fauve aux yeux bandés retrouvant sa proie grâce à son odorat. Ensuite, parce qu’elle comprend qu’un héritage lourd pèse sur sa famille, au fur et à mesure du harcèlement qu’elle subit des autres enfants de par sa couleur de peau, et le mépris cruel que les autres parents portent à la famille Solet. Les Cinq Diables, du nom du complexe sportif où sa mère enseigne l’aquagym, est d’abord un film sur le poids du passé et de la culpabilité, tous deux transmis de générations en générations. La manière qu’a Léa Mysius de zoomer sur les photographies fait pénétrer les images immuables d’une actualité troublante. En imbriquant silencieusement des éléments entre eux, elle crée l’angoisse latente propre au film, notamment à travers l’incapacité des parents à expliquer à Vicky l’immense malaise ressenti par Joanne à l’arrivée de Julia.

Il subsiste néanmoins cette étrangeté propre au cinéma de Léa Mysius, déjà engrenée dans ses deux précédents courts-métrages disponibles dans la version DVD du long-métrage. Les deux ont pour protagoniste la même actrice enfant, Ena Letourneux. Dans Cadavre Exquis, elle trouve un cadavre au milieu d’un bois et devient fascinée par sa texture. Le rapport au corps est déjà primordial : malgré la lente décomposition de la femme, l’enfant semble prendre du plaisir à la toucher, à la sentir, à prendre soin d’elle comme sa poupée choyée. Le jeu de la perspective sonore la rend bruyante à des dizaines de mètres quand une multitude de sons parasites viennent contaminer l’instant. Dans L’Ile jaune, la jeune fille cherche à se rendre de l’autre côté d’une île pour rejoindre un garçon, mais doit demander de l’aide à un garçon marginal pour se rendre sur la côte. L’impulsivité de l’actrice face au mutisme mystérieux de l’acteur construit une dynamique étrange, où la confrontation à l’altérité et la tristesse du garçon se teintent de mélancolie fantastique.

Dans Les Cinq Diables, c’est en clandestine totale que Vicky se retrouve passagère des voyages dans le passé, revenant sur les instants qui ont précédé sa naissance. Ces séquences, interdites par la logique linéaire, surgissent de manière imprévisible, faisant basculer le drame familial en un thriller fantastique assumé. Ici, le passé n’est pas derrière les personnages, mais empoisonne leur quotidien, portant les stigmates de la cicatrice sur le visage de l’amie de Joanne (jouée par Daphné Patakia). Mais le médium cinématographique permet de développer la proximité sensible de Vicky avec son environnement. Elle est toujours en contact avec son environnement : elle touche, écoute, observe et renifle tout ce qui l’entoure. Le spectateur est, par son biais, constamment assailli de stimulations sensibles. Comme un feu dont on ne peut ignorer l’odeur, Léa Mysius ne nous donne aucun répit de silence ou de contemplation. Même au milieu de la nature, l’action est mise en scène comme un huis-clos tendu par des performances excellentes d’Adèle Exarchopoulos et de Swala Emati. Léa Mysius, qui en plus d’être une excellente metteuse en scène de ce périple sensoriel, renouvelle le genre du film fantastique en France dont on attend avec impatience, les prochaines créations.

Mona Affholder

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