Pierre Mazingarbe : « Pour moi, le cinéma est un art de la désinhibition »

La sélection du court métrage « Les poissons préfèrent l’eau du bain » au Festival d’Aubagne est, pour son réalisateur Pierre Mazingarbe, une première dans un festival international de cette renommée alors que le film a déjà un an. On osera s’en étonner tant le film est unique en son genre : il parle d’un thème grave et tabou, l’avortement, sur un ton léger voire désinvolte, le tout dans un décor directement sorti des films de Tim Burton. Avec ce film, Pierre Mazingarbe nous plonge dans un univers étouffant, dérangeant et merveilleux à la fois, où la recherche esthétique tient la même place importante que celle de la narration dénonciatrice. À Aubagne, où le festival porte sur la musique et le travail sur le son, nous avons rencontré le réalisateur Pierre Mazingarbe et ses deux compositrices, Camille Hardouin et Aude Wyart, du groupe Lilt pour un entretien croisé.

On note dans ton film, que tu accordes une grande importance à l’aspect esthétique et artistique, visuellement parlant. Comment expliques-tu cela ?

Pierre Mazingarbe : Je crois que ça vient d’une démarche de l’animation que je pratiquais avant aux Arts Déco. Le projet a été très préparé en amont, on avait par exemple fait un story-board de tout le film. On avait aussi pensé et prévu le montage avant, comme on le fait en animation. Le côté théâtral du jeu des comédiens, ressemblant sensiblement aux marionnettes, peut également venir de l’animation. Par ailleurs, je suis actuellement en première année au Fresnoy. L’école propose une formation qui va du documentaire en passant par la fiction, jusqu’aux films expérimentaux et avec bien sûr une grande place à tout l’art contemporain. Ça explique aussi certainement ma recherche de l’esthétisme.

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Est-ce que pour la musique, tu as également effectué un travail en amont ?

P. M. : En réalité, je ne me souviens plus trop à quel moment on a commencé à travailler la musique, mais oui, c’était un peu en amont.

Aude Wyart : Je crois effectivement que ça s’est fait en parallèle. On a assisté aux réunions de préparation du film et avant même de voir les images, on a commencé nos recherches. Par la suite, on a suivi tout le processus d’élaboration du court métrage.

Camille Hardouin : Oui, Pierre avait déjà l’idée du film, c’est pour ça qu’il nous a contactées. Il avait déjà imaginé l’idée de base, trois filles dans une baignoire avec un univers à plusieurs voix et plusieurs personnalités.

P. M. : L’idée était vraiment d’avoir un univers à trois voix avec celles de Camille et d’Aude musicalement parlant, des voix graves et aigües pour obtenir un système de miroir avec le film, lequel possède plusieurs niveaux de narration. Néanmoins, tout n’était pas prêt avant. En effet, lorsque le film s’est tourné, qu’on a abordé le thème délicat de l’avortement, il y a eu des discussions, des réflexions qui ont continué à faire évoluer les choses.

Pierre, lorsqu’on traite d’un sujet aussi féminin que le tien, est-il important, selon toi, de travailler avec des femmes ?

P. M. : Déjà, pour aborder un sujet de la sorte, il m’a fallu beaucoup discuter avec des amies. Puis, beaucoup de collaboratrices m’ont aidé, ce qui a contribué à la justesse de l’intrigue. Par ailleurs, oui, ça m’intéresse de voir de quelle manière, on peut envisager une responsabilisation des hommes au niveau de leur sexualité en abordant ce thème de front, avec les problèmes éthiques que cela soulève.

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Aude et Camille, au niveau de la musique, comment avez-vous travaillé ?

A. W. : On a composé toutes les deux le thème principal pour le film et on a complété avec un morceau de banjo déjà enregistré par un ami. Comme Pierre l’a aimé, on l’a gardé.

Pierre, le thème de l’avortement et de la femme te tient particulièrement à cœur. Ton film antérieur, « Blanche », était déjà dédié à ça.

P. M. : En effet, tous les films que j’ai réalisé – et je suis en train de terminer le quatrième – sont autour de personnages féminins. J’aime les mettre au premier plan et raconter quelque chose sur leur intimité qui ne soit pas juste rattaché à des stéréotypes. Ça vient aussi et certainement de mes lectures féministes. Peut-être parce que ma culture vient de là, d’Élisabeth Badinter, de Françoise Héritier ou de Caroline Fourest. Dans « Les poissons préfèrent l’eau du bain », je voulais confronter une certaine légèreté aux préjugés des spectateurs grâce aux trois personnages féminins qui font comme si l’avortement était un jeu.

Au moment d’envisager ton casting, tu avais déjà tes comédiennes en tête ?

P. M. : Certaines viennent du théâtre, j’avais déjà travaillé avec elles. Ce sont des personnes qui sont attachées à la langue, capables d’avoir une crudité de langage, de dire : « J’ai la chatte trempée comme une éponge » sans que cela paraisse vulgaire. J’assume un côté théâtral qui colle avec mon univers. En cela, Géraldine Martineau avec qui j’avais déjà travaillé, possède ce jeu à part, qui vient effectivement du théâtre.

On connaît Géraldine Martineau pour ses rôles de filles très jeunes, voire d’enfants, du fait de son physique plutôt juvénile. En as-tu joué en la mettant en scène, avec comme toile de fond le thème de l’avortement ?

P. M : Lorsqu’on a affaire à quelqu’un avec un physique de type adolescent qui tout à coup, développe une vraie réflexion sur la place de la femme, cela permet de créer la bonne distance, de passer d’un simple jugement sur le physique à un regain de sérieux sur un thème très tabou.

Où le film a-t-il été tourné ?

P. M. : Dans ma grange, la même depuis trois films. Ici, elle aide peut-être à ce que le film paraisse plus féministe. Mais je crois surtout que l’idée m’amusait de mettre une caméra au milieu d’un décor qui ressemble à un hammam. Pour moi, le cinéma est un art de la désinhibition. Quant aux extérieurs, ils ont été tournés dans la région d’où je viens, l’Oise.

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Le film est le fruit de trois co-productions ?

P. M. : Oui. À la base, il y a le Collectif Babouchka, puis, Les Trois Lignes qui ont remporté la Palme d’Or du court-métrages avec le film « Cross », et enfin, Ferris & Brockman qui viennent de terminer un long-métrage « Robert Mitchum est mort ». On s’est rencontrés à Clermont-Ferrand où j’avais vu certains de leurs courts-métrages. Le Collectif Babouchka, c’est un peu particulier. C’est un groupe d’amis des Arts-Déco de Paris, dont je fais partie, parmi lesquels, se retrouvent des spécialistes de l’animation, des scénographes, des illustrateurs, etc. On fait des films ensemble, cette année, on avait cinq films en compétition à Clermont. Ce qui nous relie, c’est une approche pluridisciplinaire de la création qui vient sans doute de l’esprit des Arts-Déco. Par conséquent, on n’a pas forcément la volonté de faire absolument des films mais plutôt de confronter tous les arts.

Aude et Camille, avant le film de Pierre, vous aviez déjà composé pour le cinéma ou bien étiez-vous plus volontiers un groupe de scène ?

C. H : Je ne sais pas si on peut se qualifier de groupe de scène car, avec notre groupe Lilt, on fait une musique assez calme. Mais là, en effet, c’était notre premier essai au cinéma et on en a été très contente, certainement aussi parce qu’on avait vécu le film précédent de Pierre et qu’on appréciait vraiment son univers. Il y avait une vraie résonnance avec ce qu’on faisait. Néanmoins, on ignorait si on allait être capable de répondre à une commande, car en général, on compose en se laissant une grande part de liberté.

P. M : Il fallait à la fois faire passer une certaine inquiétude, puisqu’on aborde un sujet assez grave, et trouver également des sonorités allant vers l’onirisme, la légèreté.

A. W : Oui, on a essayé de voir comment ça se passe dans notre inconscient pour mêler l’aspect grave et onirique. Et c’est ce qui nous a d’ailleurs plu car dans ce film, qu’il n’y ait pas un traitement habituel du thème de l’avortement. Généralement, on voit des films à engagement social ou moral.

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Qu’entends-tu par « un traitement inhabituel du thème de l’avortement » ?

P. M : Il est vrai que dans les années 2000, il y a peut-être eu trois ou quatre longs-métrages qui traitaient de l’avortement. Et effectivement, c’étaient des films sociaux, pathos, etc…Un phénomène qui arrive à une femme sur deux dans notre société et qui est si peu traité au cinéma, c’est tout même incroyable, ça prouve bien que c’est un tabou. J’y vois un réel intérêt à me pencher sur la question.

C. H : Les gens sont très souvent surpris que ce soit un réalisateur qui soit à l’origine de ce film et non pas une réalisatrice. C’est-à-dire qu’il y a un vrai problème sur ce préjugé comme quoi il s’agirait d’une préoccupation des femmes car c’est quelque chose qui arrive dans leur ventre, alors que finalement, la femme n’est pas la seule responsable et elle ne l’est pas non plus directement pour l’avortement. Je ne voudrais pas me lancer sur un terrain glissant, mais si la question de l’avortement concerne une femme sur deux, beaucoup d’hommes sont aussi concernés. Dans « Les poissons préfères l’eau du bain », le fait que ce soit traité comme un film merveilleux adoucit l’austérité du thème.

P. M : En même temps, c’est peut-être un des risques du film, que les gens y voient quelque chose de gratuit, sans engagement sur un sujet aussi grave justement.

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Ton prochain film abordera également des sujets féminins et/ ou engagés ?

P.M : Oui et non mais ça sera tout de même un peu plus léger que celui-ci. Dans « Les poissons préfèrent l’eau du bain », il s’agissait d’une recherche sur une narration décousue; le prochain est un peu plus simple au niveau de l’histoire mais il conserve une recherche esthétique.

Aude et Camille, vous faites partie du projet ?

C. H : Non, mais on a suivi toutes les histoires truculentes de Pierre à propos de ce film, mais on n’en fait pas partie.

P. M : Mais on a travaillé de nouveau ensemble après « Les poissons préfèrent l’eau du bain » puisque j’ai réalisé le clip du thème principal du film. L’idée est venue du film « La vie aquatique » de Wes Anderson. Pour coller avec la musique, j’ai fabriqué un poisson de six mètres de long dans ma grange, avec un ami, créateur de décor. Après pas mal de discussions, on a fini par se poser une semaine pour tourner le clip.

Encore un poisson ? Comment expliques-tu cette fascination pour les animaux aquatiques ?

P. M : Je crois avoir eu un choc en découvrant une installation de Sophie Calle (« Les poissons me fascinent », 1986). Elle avait demandé à des aveugles de naissances quelle était pour eux l’image de la beauté. L’un d’eux à répondu : « Les poissons me fascinent. Je suis incapable de dire pourquoi. ça n’a aucun intérêt pour moi. C’est leur évolution dans l’eau qui me plaît, l’idée qu’ils ne sont rattachés à rien.» « L’idée qu’ils ne sont rattachés à rien », m’a profondément bouleversé. J’ai dessiné des poissons pendant six mois alors que j’étais d’habitude plutôt hanté par la représentation des fœtus. Dans le contexte de ce court-métrage, les poissons sont à la fois une métaphore de ces « possibles futurs enfants », et le symbole de l’ambivalence, du flottement de ces trois femmes face à la question de l’avortement. Cette ambiguïté dans le film est une sorte d’invective faite à la mauvaise foi sociale qui impose un confinement à l’avortement. Plus généralement, pour revenir aux poissons, mon idiosyncrasie se situe vraisemblablement dans la façon dont je ne peux distinguer, dans une représentation, ce qui à trait à la sexualité, au corps, et à la nourriture. Mes personnages ont tous une pensée tautologique : ils mangent pour pouvoir faire l’amour, ils font l’amour pour avoir faim.

Aude et Camille, d’être là sur un festival rempli de compositeurs de musiques de films, est-ce que ça vous motive pour justement continuer dans cette voie-là ?

C. H : Le fait que ça ait été un exercice concluant donne envie de recommencer. Par ailleurs, ça a été un travail agréable, intéressant, donc oui, je crois qu’on rempilerait volontiers.

A. W : A Aubagne, on n’a pas du tout la même approche que la plupart des compositeurs présents. On a découvert des gens qui sont formés à la musique de films, des spécialisations. Nous, on s’est plus « auto-formées ».

C. H : Si bien qu’on défend plus volontiers le fait d’être passée de la musique de scène à la musique de films. Nous sommes dans une période transitive en fait. Même si on a travaillé exactement de la même façon pour le film de Pierre que pour un album, fort heureusement, les gens ne sont pas rebutés par le fait que nous n’ayons pas suivi dix ans d’études de composition pour les films.

Vous avez rencontré des gens ici qui souhaitent désormais travailler avec vous ?

C. H : Non pas vraiment. On nous a proposé des concerts, mais pas de nouveaux projets de cinéma !

Pierre, avec un court métrage aussi atypique formellement parlant que le tien, comment envisages-tu l’éventuel passage du court au long ?

P. M : D’une part, je pense que la frontière court et long est un peu obsolète, de surcroît aujourd’hui. Ceci étant dit, pour ma part, j’utilise le court métrage et les moyens que j’ai pour faire une expérimentation, aussi bien esthétique qu’au niveau de la narration. Évidemment, les contraintes commerciales du long font qu’on est plus amené à avoir une dramaturgie classique. Dans mon prochain film justement, je suis plus traditionnel car je pense qu’il y a un réel intérêt à se confronter aux formes classiques et voir comment on peut également s’éclater en respectant tel ou tel schéma. Néanmoins, je reste persuadé que le rôle du cinéma, qu’il soit court ou long, est d’offrir au réalisateur la possibilité d’adopter une démarche moraliste, comme chez Michael Haneke ou Lars Von Trier dont j’apprécie particulièrement le travail, qu’on soit atypique dans la forme ou pas.

Camille Monin

Article associé : la critique de « Les poissons préfèrent l’eau du bain » de Pierre Mazingarbe

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