Cristèle Alves Meira : « Quand on filme quelqu’un, il ne s’agit pas simplement de le regarder, il faut l’amener à se laisser regarder »

Cette semaine, est sorti le premier long-métrage de la réalisatrice des courts-métrages Tchau Tchau et Invisel Heroi, Cristèle Alves Meira. Véritable succès l’an dernier à la Semaine de la Critique à Cannes, Alma Viva montre sans concession la vie d’un petit village portugais où les sorcières existent encore. Alors que la petite Salomé est en vacances chez sa grand-mère, celle-ci meurt. Elle hérite alors d’étranges pouvoirs pour venger sa grand-mère. Dans cette fiction aux décors et aux acteurs naturalistes, la réalisatrice parvient à la lumière. Elle raconte dans notre interview sa relation avec le village et les acteurs – dont sa fille, Lua Michel – et ses inspirations, entre naturalisme et mysticisme.

Format Court : Est-ce que tu peux me parler un peu de l’origine du film. D’où vient cette envie ? Quel est le désir qui t’a poussée à monter ce projet, à raconter cette histoire ?

Cristele Alves Meira : Le point de départ, c’est un sentiment d’injustice que j’ai ressenti au moment du décès de ma grand-mère maternelle. Je suis née en France de parents portugais. Cette grand-mère vivait dans le village où j’ai filmé Alma Viva, son décès a entraîné des crises familiales. Je n’étais pas une enfant comme Salomé dans le film, j’étais déjà adulte et j’ai assisté à de violentes disputes et notamment par rapport à la pierre tombale. Pendant deux ans, ma grand-mère est restée sans sépulture. Dans la culture portugaise, la question du tombeau, de la maison d’après la vie, est très importante. Je me souviens de ma grand-mère qui m’avait montré de son vivant où elle voulait reposer. Elle avait déjà acheté son terrain au cimetière. Quand j’ai assisté à ces crises-là, j’ai trouvé ça vraiment injuste. C’est alors devenu une obsession d’essayer de comprendre ma famille. J’ai d’abord commencé à écrire à partir de l’histoire de ma famille mais très vite, j’étais face à ma propre subjectivité. La fiction s’est alors imposée. Les personnages ont commencé à se dessiner, ils étaient plein de choses à la fois, plein de personnes réelles, de souvenirs, de détails physiques qui m’inspiraient et m’aidaient à leur donner de l’ancrage.

Ce film aborde la question des vivants et des morts et de la relation entre cette petite fille et sa grand-mère, de ce qu’elle va lui transmettre, ses croyances et au-delà de ça, d’un langage, d’une façon de vivre, d’un rapport au monde. Mais c’est aussi avant tout un film qui dresse le portrait des familles de nombreux Portugais divisées entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés. Il est vrai que dans le paysage du cinéma, il n’y a pas encore beaucoup de cinéastes comme moi qui ont cette double culture. Même si le cinéma portugais est très riche et dynamique, les cinéastes issues de l’émigration ne sont pas encore très nombreux.

En essayant de comprendre les nœuds de ma propre famille, j’ai pointé plus largement des problématiques liées à l’immigration, à une réalité économique et sociale. Ça faisait longtemps que j’avais envie de poser une caméra dans mon village maternel que je connais très bien – j’y retourne plusieurs fois par an. J’ai un lien très intime avec ce territoire. J’avais envie de filmer ces visages, ces paysages qui me sont familiers. J’ai fait ce film pour que ma mère arrête d’avoir honte de son milieu populaire, de la précarité dans laquelle a été élevée. Mes parents ont toujours été impressionnés par les Français, ils ne sont jamais sentis à la hauteur, ils étaient toujours vu comme les étrangers. Quand on grandit en France avec des parents portugais, il y a un besoin, une nécessité de s’intégrer, de faire comme les Français, de cacher ses origines pour ne pas trop se faire remarquer, une façon presque de nier d’où on vient. J’ai moi-même ressenti cette honte, ce film m’aide à assumer et à ne pas oublier d’où je viens.

Ton désir, c’était surtout de parler de ton ressenti, de ce qui s’est passé dans ta vie et de ton village. Tu as quand même choisi de passer par la fiction, pour raconter ça. Pourquoi ? Comment écrire de la fiction avec des matériaux réels ?

C. A. M. : J’ai filmé avec un besoin de croire et de faire croire à l’histoire que je raconte. J’avais l’obsession d’être le plus crédible possible, le plus proche d’une certaine authenticité, d’une sincérité dans le portrait que je voulais dresser de cette communauté. J’ai travaillé avec des acteurs qui sont, pour la plupart, non professionnels, des gens que j’ai choisis pour ce qu’ils sont, pour le lien qu’ils ont avec les décors, avec l’histoire, avec les traditions qui sont racontées. C’est une approche presque naturaliste et pourtant tout est fictionnel. Ça veut dire que tout est extrêmement mis en scène, provoqué. Il fallait créer les conditions pour que surgisse cette vitalité, cette énergie de la vie, avec des scènes de groupe, les vibrations de la nature, et ça passe aussi par la place qu’on laisse aux imprévus. On cherche à montrer des situations très réalistes, très ordinaires et pourtant, il y a un scénario, avec des dialogues, un découpage très précis, une mise en scène technique très chorégraphiée.

Ça implique une façon de travailler particulière, surtout de mettre les acteurs au centre. Tous les acteurs que j’ai choisis avaient des choses à me proposer, au niveau des dialogues, de leur vision du monde, de la situation de leur personnage. Pendant la préparation et les répétitions, le scénario s’enrichissait et se transformait avec nos échanges. C’est vraiment un travail de terrain et d’observations. Le plus gros du travail, c’était d’observer pour ensuite retranscrire dans un cadre, avec une lumière, un mouvement de caméra particulier. Avec Rui Poças, le chef opérateur, et Julien Michel, le conseiller artistique, on voulait que tout paraisse naturel, que les sources de lumière et les effets spéciaux ne se voient pas. On a essayé d’écarter ce qui faisait « effet » ou qui était trop spectaculaire. Il fallait être minimaliste dans notre approche pour laisser les acteurs, les corps au centre de l’image.

J’avais Jean Rouch comme prof de cinéma à la fac, j’ai fait mes premiers pas dans le cinéma avec une approche anthropologique et une observation nécessaire du terrain. Je pense que dans Alma Viva, il y a encore des traces de ça, d’une envie d’être proche d’un lieu, avec ces coutumes, tout en en injectant une part de merveilleux, de fantastique. Je cherchais ce mélange entre naturalisme et surnaturel, pour raconter une histoire qui se rapprochent du conte et de la fable. Pour aller voir au-delà du visible.

Dans ton film, il y a quelque chose de magique admis dans la réalité. Il y a comme un parti pris naturaliste d’admettre que le monde magique existe dans ton film.

C. A. M. : Salomé et sa grand-mère croient aux sorts, à la magie et aux forces dangereuses que ça génère. Elles vivent la sorcellerie comme une réalité qui a des effets directs sur leur vie. C’est un film qui se met du côté des croyants même si d’autres personnages livrent une explication rationnelle aux événements du film. Je n’impose pas au spectateur de croire comme Salomé.  Je n’avais d’abord pas en tête de mettre en avant la figure féministe de la sorcière. J’ai découvert plus tard avec le livre de Mona Chollet cette approche. Dans Alma Viva, on aborde la sorcellerie du côté des pouvoirs, de ce qui échappe à la raison, à la théorie, du côté de l’irrationnel. On découvre les rapports de violence que génère la sorcellerie dans les communautés qui la pratique. J’avais besoin d’avoir de la tendresse pour chacun de mes personnages même ceux qui sont censés être méchants. J’ai eu besoin de trouver une raison à la malveillance de l’ennemie de la grand-mère. Alors j’ai imaginé que derrière cette guerre de sorcière, il y avait une histoire de tromperie amoureuse, c’est aussi simple que ça. Salomé hérite soi-disant d’un pouvoir qui serait plutôt bénéfique, pourtant elle est possédée par un démon qui était sa grand-mère adorée. Elle se retrouve malgré elle à devoir agir, à devoir venger cette grand-mère malgré elle. Elle ne peut pas échapper à son héritage de sorcière, un peu pesant. Même si son regard final face caméra est plein d’espoir et de ce lien invisible qu’elle a avec « l’âme vivante » de sa grand-mère, « l’Alma viva ».

Est-ce que cette tendresse que tu as pour tes personnages vient de la tendresse que tu as pour ceux qui jouent les personnages ? Comment s’est passé le tournage alors que tu filmais des acteurs non professionnels que tu connaissais, que tu avais déjà filmés, dans le village, un lieu que tu connais très bien ?

C. A. M. : C’était important d’être proche de mon sujet, de mes décors, des acteurs. Dans mes courts-métrages, j’ai filmé souvent des gens de ma famille. Mon premier film, c’était ma petite cousine et moi-même. Ma famille a également participé à Alma Viva, y compris ma fille. Ce sont des gens que je connais bien et que j’admire. Ils m’inspirent et c’est naturel de vouloir les filmer. Je suis toujours très émue de voir la confiance qu’ils me portent et la générosité avec laquelle ils se livrent à la caméra. Il y a le noyau dur familial et la famille élargie du cinéma qui s’est construite au fil des courts-métrages. J’ai besoin de créer un lien amical avec les gens avec qui je travaille, pas seulement les acteurs, mais aussi avec les techniciens et les collaborateurs artistiques. Faire un film c’est tellement difficile, c’est important de se sentir en confiance, entouré de personnes bienveillantes. Quand on filme quelqu’un, il ne s’agit pas simplement de le regarder, il faut l’amener à se laisser regarder et ça ne se commande pas. Il y a un petit miracle qui se produit lorsque le lien est là et que la confiance circule alors tout devient possible. Il est important pour l’acteur et le réalisateur de ne pas avoir peur de l’autre. J’attache vraiment beaucoup d’importance aux relations que j’ai avec mes collaborateurs.

C’était très beau de tourner dans mon village, avec des gens qui m’ont vu grandir. J’étais très excité de voir ce village se transformer en décor de cinéma. Nous étions comme des grands gamins pendant les répétitions, c’était une aire de jeu où on s’amusait à faire semblant, à se raconter des histoires. C’est étonnant de voir à quel point les gens se sont révélés pendant le tournage. Il y avait des vieilles dames, des actrices non professionnelles qui avaient vingt jours de tournage. Elles se sont découvert un talent. C’est impressionnant de voir la capacité des acteurs non professionnels à rentrer dans le rythme de travail et à comprendre comment ça se passe de façon assez intuitive, parce qu’il n’y a pas d’école. Ils jouent leur rôle comme des grands enfants. Faire un film, c’est aussi revenir à des situations aussi primitives que ça, du jeu et de la représentation.

Ça me fait penser à Jean Rouch et à son film Les Maîtres Fous. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils jouent à être les colonisateurs, ils portent le masque de l’oppresseur pour se guérir. Le rituel du jeu les libère. J’ai un peu ce rapport-là au jeu et au plateau. Il y a quelque chose d’extrêmement sacré pour moi sur un plateau avec la mise en place des accessoires, les équipes qui font le silence, les acteurs qui se concentrent, l’attention portée à pleins de petits détails. Ce qui est génial, c’est qu’on a tout préparé pendant des années, des mois, le moindre angle de caméra, on a tout prévu, et puis en fait, ce qui fait la force des plus belles scènes, c’est justement quand l’imprévu – des choses qui nous échappent complètement – surgit, et après on ne recherche plus que ça. Et quand ça ne vient pas, on est un peu triste. On cherche à faire émerger l’extraordinaire, à sortir de l’ordinaire de ce qu’on avait prévu. Même si parfois on est plus ou moins capables de sentir ces moments-là. Faire un film, c’est tellement stressant, ça va tellement vite parfois qu’on ne voit pas sur le moment que quelque chose advient, parce qu’on est parasité par d’autres choses. Le tournage d’Alma Viva a été très difficile. Je pense qu’il y a toujours des tournages plus ou moins difficiles, mais dans notre cas, le sujet de la sorcellerie était assez lourd à aborder. Il y a eu une série de catastrophes sur le tournage qui nous ont vraiment fatigués et mis sous pression. Pourtant c’était très étonnant de voir à quel point l’équipe s’est soudée face à l’adversité, c’était très beau à voir.

J’ai tourné avec ma fille et il fallait la protéger des difficultés du tournage. J’avais peur d’être trop dure avec elle à cause de mon stress. Je ne voulais pas que le travail abîme notre relation. Parce que ce n’est pas naturel de travailler avec sa propre mère ou moi-même avec ma propre fille. Il fallait créer une relation professionnelle entre mère et fille et c’est passé par un cadre assez rigide. J’ai pu observer que souvent, quand c’est moi qui lui parlais, je pouvais un peu l’énerver – c’est normal, la maman énerve. Il fallait éviter de trop lui parler alors on avait une personne médiatrice entre nous (Manon Garnier). On avait aussi décidé que quand je rentrais le soir à la maison, je ne parlais plus de boulot pour qu’elle puisse retrouver sa maman qui n’était pas la réalisatrice. Ça s’est plutôt bien passé. Enfin, moi, j’étais vraiment très admirative et très respectueuse de tout ce qu’elle nous donnait. C’était vraiment une collaboratrice incroyable. Elle avait plein d’idées, elle était très douée en improvisation et elle avait un sens du plateau, du rythme et de la justesse des situations. Il y a des scènes que j’ai réécrites parce qu’elle me disait : « mais là, elle ne peut pas dire ça ». Lua a une intelligence émotionnelle et du récit qui est vraiment étonnante, d’une grande maturité. Je la considérais vraiment comme une actrice et chaque idée qu’elle proposait, je l’entendais. De l’impliquer dans le travail, c’était importante pour elle, elle était créatrice et du coup, elle nous donnait beaucoup. C’était très beau à voir vraiment. Elle est incroyable et c’est vraiment une aventure hors norme que nous avons vécue.

Tu as mentionné que vous avez conjuré le sort en faisant le film, peux-tu nous en dire plus ?

C. A. M. : Oui, faire le film, c’était une façon de conjurer le sort. En fait, il a étonnamment permis une réconciliation entre mes oncles et mes tantes. Quand ils ont vu le film, ils ne pouvaient pas ne pas voir qu’il y avait un lien avec notre propre histoire au sujet de la pierre tombale qu’ils ont refusé de payer pour ma grand-mère. Et puis, c’était une façon surtout de rendre hommage à la puissance des femmes, ma mère, mes tantes, ma grand-mère, à leur façon d’être avec leur excentricité, leur marginalité, leur vulgarité. Je les trouve incroyables parce qu’elles sont hors normes ! Je me souviens qu’au scénario, on reprochait souvent que les personnages étaient trop vulgaires, qu’on ne pouvait pas s’exprimer de cette façon. Mais je trouve justement que toute leur beauté est là ! Elles se comportent comme des hommes, elles parlent mal, elles n’ont peur de rien et ces vieilles dames, elles ont une puissance incroyable. Elles m’ont beaucoup inspirée. Elles méritaient vraiment un film !

Propos recueillis par Agathe Arnaud

Article associé : la critique du film

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *