Morgane Frund : « Le réel joue un grand rôle dans ce que je crée »

Sélectionné à la Berlinale, le film d’école suisse Ours est un court-métrage documentaire réalisé à partir d’images d’archives du cinéaste amateur Urs Amrein, qui change de direction en cours de route. En regardant les cassettes, la réalisatrice découvre des films d’ours en milieu sauvage, de fleurs et d’oiseaux… et de femmes dont les images ont été volées. Entre passion pour la nature et images voyeuristes, le film part à la rencontre de l’autre en abordant la question du regard, notamment du male gaze. Rencontre avec sa réalisatrice Morgane Frund.

Format Court : Qu’est ce qui t’a donné envie de faire du cinéma ?

Morgane Frund : Quand j’étais ado, ça m’intéressait de faire des films et je savais que je voulais aller dans cette direction. Après le lycée, j’ai essayé de rentrer dans des écoles de cinéma mais ça n’a pas marché. Je pense que c’était vraiment trop tôt pour moi et que les écoles l’ont senti. Je me suis inscrite à l’université en lettres comme plan B au départ, avec des branches liées au cinéma. Je pensais faire une année avant de retenter des concours ailleurs, sauf que ça m’a beaucoup plu d’étudier le cinéma par la théorie, donc j’y suis restée trois ans ! L’université m’a beaucoup aidé pour la suite de mes études, car je savais déjà ce que je voulais raconter et les outils que je voulais qu’on m’apporte.

Qu’est-ce-que tu as décidé de faire du cinéma après ?

M.F. : À la fin de ma licence, je me suis dit que je n’avais plus envie d’être dans un milieu très académique et de me tourner vers la pratique, mais je ne savais pas trop comment faire. J’ai tenté des concours que j’ai à nouveau ratés. Puis, j’ai fait un stage au festival des Journées de Soleure, très important pour le cinéma suisse. Tous les films de diplôme des écoles y sont envoyés. J’ai vu des films de la Haute Ecole d’Art de Lucerne qui est un département documentaire et expérimental, c’est-à-dire tout sauf de la fiction. Un film m’a énormément touchée et même fait pleurer, c’est Hamama & Caluna d’Anouk Meles (2018), qui suit et accompagne réellement des réfugiés à la frontière suisse. Je me suis rendue compte du potentiel du documentaire et je me suis décidée à passer les concours là-bas : j’ai été prise.

« Hamama & Caluna »

Après cette révélation, tu t’es directement mise au documentaire, ou tu voulais essayer de faire autre chose ?

M.F. : Avant mon école, j’étais plus intéressée par la fiction, mais la formation que j’ai reçue m’a amenée vers la forme documentaire. Je ne sais pas ce qui va se développer pour la suite, mais je pense que le réel joue toujours un grand rôle dans ce que je crée.

Tu expliques dans ton court-métrage Ours que c’est le cinéaste, Urs Amrein, qui a contacté ton école afin que quelqu’un puisse faire un projet d’études avec ses films. Comment t’es-tu retrouvée dessus ?

M.F. : Je me suis d’abord beaucoup intéressée au documentaire animalier. En première année, j’ai fait un court-métrage sur un centre pour des chevaux à la retraite. La question de filmer des animaux m’intéressait beaucoup, alors quand Urs a contacté l’école à propos d’ours, je me suis dit que c’était une bonne opportunité, surtout que je n’ai pas vraiment l’occasion de filmer des animaux sauvages, mais qu’il avait déjà les images, alors pourquoi pas ! Il a une collection de cassettes immense.

Toutes ces cassettes, c’est un peu comme les archives d’une vie. Qu’est-ce que ça t’a fait de te retrouver face à tout ce matériel, et comment tu as appréhendé le montage ?

M.F. : J’ai regardé pas loin de 200 cassettes, ça faisait 142 heures en tout. Comme notre école nous déconseille très fortement d’apporter plus de vingt heures de matériel à nos monteur.s.es, j’ai tout visionné et réduit à 10 heures d’archives. J’ai classé ces images avec des catégories « ours, aigle baleine phoque », puis avec tous les autres thèmes, pour qu’on s’y retrouve dans le montage. J’ai travaillé pendant six semaines avec ma monteuse, Selin Dettwiler.

Est-ce-que tu avais une idée particulière de montage ou est-ce-que c’est venu naturellement, avec un mélange d’images d’archives et d’entretiens ?

M.F. : Pendant longtemps, j’ai cru que nous ne pourrions pas combiner les deux et qu’on ne travaillerait qu’avec l’archive. J’ai beaucoup parlé avec Samuel Röösli, mon chef opérateur, sur la manière de filmer pour ensuite combiner les deux matériaux. Au fur et à mesure qu’on filmait, je faisais des montages tests, ce qui m’a beaucoup aidé dans le processus.

Tu as d’abord eu l’idée d’un documentaire animalier. Est-ce-que tu pensais déjà te mettre en scène dans ta recherche, ou cela t’est venu après ?

M.F. : Pour tous les projets que j’ai fait avant, j’étais déjà en voix-off. Ma subjectivité est toujours très présente dans mes projets. Être vraiment devant la caméra, c’est venu après. Faire un pas devant la caméra et initier une discussion qui n’est pas forcément préparée, ça a été quelque chose qui m’a beaucoup effrayée. Mais c’était nécessaire pour le film et sans doute l’une des décisions les plus importantes qu’on ait prises. Je ne me voyais pas juste braquer ma caméra sur Urs et lui faire des reproches ou lui poser des questions. Par rapport à ce que j’essaie de déconstruire, ça aurait été vraiment contradictoire. La solution, c’était de nous mettre tous les deux à l’écran pour que je m’expose tout autant que lui, et que je fasse ce projet avec lui même dans la démarche. Ce qui était aussi intéressant, c’est de voir ces moments où je n’arrive pas à parler avec lui, quand je dis que ces images me dérangent un petit peu, alors qu’elles me dérangent beaucoup.

Comment t’y es-tu prise pour arriver devant Urs et lui dire que tu allais parler de ses images voyeuristes, et pas de ses prises de vue animalières ?

M.F. : On savait qu’on voulait filmer la première fois qu’on parlerait dans la salle de montage, le deuxième jour du tournage. Pour moi, c’était important de jouer cartes sur table le plus tôt possible et de ne pas commencer à filmer des choses avec lui sans qu’il ne sache vraiment de quoi il était question. Je ne lui en avais pas parlé avant ce moment-là.

Quand tu l’as confronté à ces images, tu savais déjà que tu allais faire un court-métrage sur ce thème, ou c’était encore un peu flou ?

M.F. : Je savais que j’allais en parler dans le film, mais pendant longtemps, je pensais que la question du regard sur les animaux resterait aussi. Au début, je me demandais plutôt : pourquoi filme-t-on les animaux, pourquoi les regarde-t-on ? Il y avait déjà cette question du regard. Assez vite, on s’est rendu compte que si on faisait un parallèle de manière trop évidente entre les deux sujets, ça amenait à des simplifications qui n’étaient pas forcément très constructives. C’est un peu plus subtil de ne pas mettre les deux à la même hauteur.

D’où est venue l’idée d’aller au musée pour parler de la question du regard ?

M.F. : Avant le tournage, je me demandais encore comment ouvrir la discussion sur le sujet, comment le thématiser plus comme un système historique et pas un cas individuel. J’ai beaucoup regardé de documentaires d’Agnès Varda qui se passaient dans des musées, donc c’est possible que cela m’ait un peu inspirée. En temps normal, dans un documentaire, on n’emmène pas un protagoniste dans un espace qui n’a rien à voir avec lui. Urs n’avait jamais été dans un musée d’art, alors quand je lui ai dit qu’on tournait là-bas, il m’a dit que ce n’était pas son monde. Je lui ai dit que c’était mon monde à moi, et qu’il fallait y aller. En réalité, je pense que c’est la scène du film où on s’est le plus écoutés, et où il y aussi peut-être le plus de complicité, ce qui peut un peu surprendre. Ce changement d’espace a amené une autre forme de dialogue.

Tu abordes beaucoup dans ton court le sujet du regard masculin, est-ce que tu pourrais aussi nous parler du regard féminin et essayer de le définir ?

M.F. : Ma définition va être très influencée par l’essai d’Iris Brey, The Female Gaze. Pour moi, ce n’est pas tant la question du genre de la personne derrière la caméra, mais plutôt une manière de filmer. Par female gaze, j’entends une réponse au male gaze, une manière différente de regarder. Le problème du male gaze, c’est qu’on ne fait que regarder quelqu’un comme un objet et non comme un sujet. La subjectivité de cette personne, ce qu’elle fait ou ce qu’elle pense, n’a pas de place dans l’image. Le female gaze éviterait donc ce phénomène, en laissant cet espace et en amenant aussi une idée d’accompagnement et de participation.

Est-ce que tu essaies de donner à voir ce female gaze dans ton court ?

M.F. : Le plus possible. Cela m’est venu après coup en regardant les images . Par exemple, moi comme mon protagoniste, nous ne sommes presque jamais filmés de face. Moi-même, je suis un peu de dos, et du coup le spectateur voit aussi ce que je regarde, ce qui donne une certaine place à mon regard.

Peux-tu nous parler de la réception du film, tant par le protagoniste que par le public en général ?

M.F. : Pour Urs, il y avait quand même de la déception en voyant la version finale, car ce n’était pas le film qu’il voulait à l’origine. Il a su que cela prenait une autre direction pendant le tournage, mais il avait encore ce rêve de film d’ours, et je n’ai pas pu lui donner ce film-là. Il a quand même trouvé que les discussions étaient équitables, et même s’il n’est toujours pas d’accord avec moi, il est d’accord avec le fait que cette discussion existe et qu’elle soit montrée. C’est une situation un peu particulière où nos opinions divergent mais nous sommes d’accord sur le fait de faire ce film. Pour le public, je crois que mon film a vraiment généré des discussions après les projections. On vient me parler, mais c’est parfois lourd de porter sa position après le visionnage : il y a une limite à ma responsabilité.

Ours est ton projet d’études, mais est-ce-que tu sais ce que tu souhaites pour la suite ? Sera-t-il encore question de féminisme ?

M.F. : Je suis au tout début d’écriture pour – probablement – un long-métrage documentaire sur une biologiste marine. C’est une protagoniste peut-être un peu plus proche de moi au niveau des idées, mais je dois encore voir vers où cela évolue. Je pense que les questions de féminisme et de rapports de force m’habitent et seront toujours là.

Propos recueillis par Amel Argoud et Laure Dion

Article associé : Bio(diversité) et féminisme à la Berlinale

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