Emilie Pigeard. L’animation, le médium qui explore les souvenirs

Récompensé du César du Meilleur court-métrage d’animation 2023, La vie sexuelle de Mamie revient sur la condition des femmes slovènes au XXe siècle. Mêlant histoires personnelles et dessins d’enfants, le film est réalisé par Urška Djukić et Emilie Pigeard, qui est également illustratrice du film et qui nous parle de son travail dans l’animation.

Format Court : Tu as récemment travaillé sur La vie sexuelle de Mamie avec Urška Djukic. L’un des thèmes principaux est notamment la violence en un cycle qui se répète ; l’enfant voit la violence de son père, la femme voit celle de son mari… Comment as-tu appréhendé le dessin dans un thème aussi lourd ?

Emilie Pigeard : À la base, le film est une co-réalisation avec Urška [Djukic]. Elle est venue avec une idée issue d’un livre slovène. C’était une sorte de recueil de témoignages de femmes au milieu du XXe siècle qui racontent leur sexualité, qui n’était pas très épanouie. Ce n’est pas une généralité, mais elles n’avaient pas beaucoup de pouvoir sur leur sexualité. Elles étaient souvent dominées par leur mari. L’orgasme est très récent dans la recherche scientifique, elles ne savaient même pas ce que c’était. Ce livre, sorti dans les années 70, regroupait des expériences différentes autour de la sexualité. Certaines étaient bonnes, tout n’était pas tout noir. On nous a souvent reproché de ne montrer que le négatif, quand il y avait aussi des témoignages positifs. Mais une grande partie du livre était très dure. Ma co-réalisatrice voulait montrer ce genre de témoignages ; elle en a pris quelques-uns, et ça a fini par faire une histoire commune. On est parti de ce petit personnage surnommé “Vera”, une petite fille qui voit ses parents et qui grandit au fil du film, et vit ces témoignages de femmes qui ont vécu ces expériences. Dans l’animation, ce que j’aime, c’est raconter des souvenirs. C’est un super medium pour retracer des témoignages. J’ai un peu travaillé sur les dessins d’enfants, sur ces histoires de femmes avec un style un peu plus dur, plus noir, pour me rapprocher de ces témoignages difficiles. Je voulais que ce soit des dessins d’enfants marqués par cette noirceur.

Ton style est très pétillant, dynamique et coloré. Pourtant, durant la scène de viol qui y est montrée, il y a un travail presque anti-figuratif ; tout est noir, on ne voit rien. Comment l’as-tu pensée ?

E.P. : C’est plutôt Urška qui a réalisé cette scène ; elle a enregistré les comédiens en Slovénie. Mais pour être honnête, on a énormément cherché cette scène, et on ne l’a jamais réellement trouvée. En animation, on fait des animatiques (storyboard filmés). Tout le long, on avait plus ou moins tous les éléments du film et on savait comment raconter l’histoire. On savait que la scène de viol allait y être, mais aussi qu’elle allait être différente, d’une autre forme que le dessin animé. J’ai travaillé plusieurs styles différents, on a essayé de faire une sorte de pellicule animée à la McLaren, qui a gratté sur la pellicule… On a essayé de faire des choses très abstraites, de la photoscopie, où je faisais des interventions dessus, des trucs un peu plus de l’ordre du collage. J’ai passé beaucoup de temps à chercher cette scène. Mais on a pas réussi à trouver.

Pourquoi ?

E.P. : À chaque fois, il y avait un truc qui ne matchait pas. Quand on regardait, on se disait que ce n’était pas assez fort, que ca n’allait pas, que c’était trop explicite, trop illustratif… Au bout d’un moment, elle a eu cette idée du noir total et par les voix et le sonore, ça faisait l’effet qu’on voulait, donc on l’a gardée. Mais cette version n’est pas utilisée dans la version télévisée. Pour une télé, une minute de noir n’était pas possible. La direction d’Arte n’était pas d’accord. On a dû faire une autre version, un autre montage sans noir. Les gens se rappellent plus de la version cinéma, de ce noir, que de l’autre version.

Quand tu dessines, as-tu en tête les voix et les sons ou est-ce rajouté après coup ?

E.P. : J’anime beaucoup avec des sons que j’ai en tête. Je rythme avec ce que je peux faire en amont, mais dans le film, on a toujours fait le son après, jamais en amont parce que j’anime d’une manière très organique et ce serait compliqué compliqué d’avoir un son et d’animer par dessus. J’ai besoin d’une totale expressivité, une liberté dans mon animation. C’était aussi un travail slovène, où ma co-réalisatrice est allée chercher un musicien, Tomaz Grom, qui travaillait sur des sons très organiques. Je trouve qu’il a fait un travail remarquable. Pour le sound-design, un ingé-son a fait des petits bruits. Il y a beaucoup d’animateurs qui ont peur de faire le son après, mais j’aime ce travail de laisser l’expressivité. Ca en fait quelque chose de dangerous, où tu ne sais pas si ça va matcher. Mais à 80%, on fait le son puis les images dans l’animation.

On dit que l’animation permet de se libérer des contraintes de la réalité. Tu parlais plus tôt des souvenirs ; qu’est-ce que l’animation t’apporte, quelle est sa plus grande force ?

E.P. : J’aime le médium de l’animation pour ces souvenirs, dans l’aspect documentaire. En France, elle se développe à une grande vitesse. Si aujourd’hui, les gens veulent en faire, il y a une réelle expressivité, un travail super intéressant dans l’animation. Je vois des animateurs qui font des choses incroyables, c’est un secteur en devenir pour moi. Je veux aller dans le champ des souvenirs, et je trouve ce medium tellement puissant que je veux encore plus fouiller dedans, pour voir ce qu’il peut donner.

Dans ton autre film, Bamboule, il y a beaucoup d’humour, ce qu’on retrouve aussi dans La vie sexuelle de Mamie, par exemple avec les petits soldats qui entrent dans le vagin de la femme. C’est une scène aussi absurde que tragique ; est-ce pour y mettre de la distance ?

E.P. : Oui, je pense que c’est aussi pour cela que ma co-réalisatrice et moi nous sommes aussi bien entendues. Quand elle me lisait les témoignages, on se disait que c’était très dur, et on voulait apporter un décalage pour ne pas rester que dans la violence. Aujourd’hui, on a le recul de se dire qu’un autre regard peut être porté, que ces femmes soient passées par là et que c’est horrible : le décalé permet de dire plus de choses. Avec ma co-réalisatrice, on était complètement d’accord sur ça.

Comment s’est passé le premier contact avec Urška ?

E.P. : On s’est rencontrées à un festival de films en Sicile, le Magma Film Festival, que je conseille à tout le monde. C’était le genre de festival qui prend à cœur d’encadrer ses réalisateurs ; le matin, on nous propose une activité, on nous emmène sur l’Etna, on nous fait visiter, puis de 19h à minuit on est en salle de projections avant d’aller en ville boire des coups.. J’adore vraiment ce festival et je n’ai malheureusement pas eu la chance d’y revenir avec mon film. C’est là que je l’ai rencontrée, et on voulait y retourner ensemble. On a eu un crush artistique, où je montrais Encore un gros lapin, mon film de fin d’études qui a tourné en festival et qui m’a permis de me faire connaître en tant que réalisatrice. Urška commençait déjà à faire des mixs animation/live, et elle aimait bien mon style. Elle m’a contactée 1 an et demi plus tard, et j’ai dit “Vas-y”. On a travaillé petit à petit ensemble. Les gens ne le savent pas, mais le film n’avait pas du tout cette gueule-là au début. On devait faire du 50/50, du live avec de l’animation. On a vendu ce film à tout le monde; notre idée se passait dans un Ehpad, où des vieilles femmes filmées parlaient de leurs souvenirs, des garçons, avant qu’on passe à l’animation. Mais c’est en 2020 qu’on a voulu filmer, où ce n’était pas du tout autorisé de filmer dans les Ehpad. On a du faire avec ce qu’on avait, elle a dû chercher des archives en Slovénie (qu’on voit au début). Le film n’est plus du tout en 50/50, plutôt 80% animation et 20% d’archives. Il s’est complètement transformé.

Finalement considères-tu cela comme une bonne chose ?

E.P. : Oui, j’aime beaucoup la gueule que ça a, j’aime les images. Je me dis qu’il aurait peut-être été moins fort avec de la fiction ou du live. Mais ça a beaucoup changé l’organisation du film ; la réalisation s’est plus tournée vers moi, avec l’animation.

Le film était présenté comme cela aux chaînes de télévision ?

E.P. : Oui. Durant le Covid, les chaînes faisaient comme elles le pouvaient. Elles avaient déjà pré-acheté le film, on avait l’argent. Mais on avait pas d’autre choix, c’est une réalité que nous avons dû assumée. C’est Arte qui nous a finalement choisi.

Tu fais beaucoup d’animation traditionnelle, et peu de motion design.

E.P. : Oui, j’en fais en freelance pour une boîte de production, et j’en ai fait au début. J’étais derrière un logiciel, After Effects, et je faisais bouger des images pour de la pub.. Mais dans mes films, j’essaie de tout faire à la main, je suis assez amoureuse du traditionnel, des formes de l’animation qui viennent du papier, de l’encre, du crayon de couleur… Le film est entièrement fait à la main, avec environ 15 000 dessins. C’est tout un processus qui est différent, notamment du parcours de l’animation “classique” dans les boîtes de production. Ça m’intéresse, ça me fatigue aussi au fur des années (rires) ! C’est beaucoup plus long et contraignant ; tu fais tout à la main, tu scannes, tu numérises, tu imprimes. Pour La vie sexuelle de Mamie, j’ai tout animé sur un logiciel numérique, TVPaint, ce qui me permettait d’avoir le timing, de voir si l’animation marchait.. Je montrais l’animation à Urška, et on la validait ensemble. À partir de là, j’imprimais tout, puis je donnais tout à des coloristes, Camille Sallan et Sofia El Khyari. Je leur montrais ma technique; on dessinait avec des gommes qu’on trempait dans une encre, ce qui faisait ce trait incertain. Elles reprenaient toutes mes images, et les refaisaient une à une, frame by frame. On scannait, puis on les mettait dans After Effects…

Le jeu de perspectives marque, et les transitions surprennent beaucoup ; il y a-t-il beaucoup de montage, et comment cela se passe-t-il ?

E.P. : Il y a peu de montage. Là, je travaille énormément, je concentre le plus d’énergie dans l’animatique, que je pousse énormément, contrairement à certaines boîtes de production ou films d’animation. Je les pousse jusqu’à les animer parfois, je veux toucher au maximum le montage, les transitions. Je passe parfois plus de temps sur l’animatique que sur le film lui-même (rires) ! Puis je réanime certaines séquences que je peaufine, puis vient le travail du clean [nettoyage]. C’est là où je vois si le film marche ou non, si les transitions sont bonnes, si le timing l’est aussi. C’est un travail très important pour moi.

Tu as réalisé des films et tu as été en co-réalisation. Comptes-tu davantage réaliser dans le futur ?

E.P. : Je me suis rendue compte que j’adore réaliser, et que j’adore travailler avec des gens avec de vraies idées. Pour Bamboule, j’ai rencontré Fabrice Luang-Vija, le scénariste. On se connaissait déjà, et je connaissais son chat Bambou. On délirait dessus, et on en a fait une sorte de documentaire animalier. Bambou est devenu Bamboule, Fabrice écrivait et je me suis appropriée la chose. Dans le deuxième film, c’est Urška qui est venue avec une idée d’écriture que je me suis appropriée… J’aimerais bien passer par la phase d’écriture, faire tout le processus de A à Z, que je sois seule aux manettes de mon film. J’ai déjà une idée qui se profile, où je ferais tout, toute seule.

Combien étiez-vous pour faire La vie sexuelle de Mamie ?

E.P. : Nous n’étions pas nombreux. J’aime bien animer, et j’ai ce truc de la BD où j’aime être seule dans la réalisation. J’étais la seule animatrice, avec deux coloristes. On nous a aidées pour le compositing, au niveau de l’image ; le compositing operator vient peaufiner, étalonner, rendre plus belle l’image. C’est un travail assez important qui se fait à la fin. Après, il y a eu tout un travail de son, de musique.. C’était une petite équipe.

Sais-tu déjà avec qui tu souhaiterais travailler pour ton prochain film ?

E.P. : Oui, au fur et à mesure, tu commences à te connaître. Sur Bamboule, il y avait Jean Marc Fort, un musicien avec qui j’adore faire du son ; il habite dans le Lubéron, et a une cave avec des milliards d’instruments. Je fais un peu de trompette et de guitare. J’adore la musique, et j’attends le moment de la musique avant de faire un film. Dans Bamboule, je chantais, et ça m’éclate de faire ça. Pour La vie sexuelle de Mamie, Urška a pris ce meilleur moment (rires) ! Le son est vraiment le truc le plus délirant dans l’animation. Quand j’anime, j’ai cette petite musique dans ma tête, mais quand quelqu’un les met et que tes animations prennent vie, c’est magique de voir que tu as tout mis ensemble et que ça marche. C’est le plus excitant, là où ça prend forme.

Quelle est l’émotion que tu ressens alors ?

E.P. : Je suis un enfant, une gamine de 9 ans qui voit ses animations bouger (rires) ! C’est comme si tu voyais tes personnages Playmobil prendre vie ! Je me rappelle de ces moments-là, et je me dis que c’est tellement excitant que ça me motive à faire des films (sourire). C’est ce qui est incroyable dans le cinéma d’animation, un art qui prend forme avec ce que tu ajoutes.

Propos recueillis par Mona Affholder

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