Dania Bdeir : « Le cinéma, c’est du drame et il y en a beaucoup au Liban »

Très bien reçu dans le circuit festivalier, Warsha, le premier film professionnel de la réalisatrice libanaise Dania Bdeir, passée par les Etats-Unis et vivant aujourd’hui à Dubaï, interroge la notion de choix et de liberté. L’histoire, c’est celle d’un homme cherchant à s’élever dans les airs au moyens d’une grue pour être lui-même (on ne vous en dit pas plus, le film est visible en ligne grâce à Court-Circuit).

En lice aux César 2023, Warsha a remporté le prix du Jury à Sundance, le Grand Prix à Brest et celui à Tous Courts à Aix. À l’occasion de la sélection du film à Djeddah, en Arabie saoudite, pendant le Red Sea International Film Festival, on a rencontré la réalisatrice pour l’interroger sur ce Liban qu’elle affectionne et qui lui pose problème en même temps, sur les films arabes et sur sa collaboration avec la France.

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Format Court : Tu es née à Beyrouth. Qu’est-ce qui t’a orienté vers le cinéma ?

Dania Bdeir : Quand j’étais très jeune, je voulais être actrice. Je regardais beaucoup la télévision, je faisais du théâtre et je passais mon temps à jouer les rôles que je voyais à la télé. J’aimais beaucoup cette idée de reproduire, de raconter des histoires en jouant. Pour mes 16 ans, mon père m’a offert comme cadeau d’anniversaire une caméra vidéo, très chère. Ma mère lui a demandé : « Pourquoi tu achètes quelque chose d’aussi cher ? ». Il lui a répondu que j’avais quelque chose de spécial, que j’allais aimer ce cadeau. J’ai commencé à tout filmer autour de moi, puis j’ai fait des montages. J’ai appris toute seule. J’ai commencé à aimer être derrière la caméra et pas devant. J’ai su que je voulais devenir réalisatrice à mes 17 ans. Il y a quelques bonnes universités de cinéma au Liban, comme la Lebanese American University (LAU), mais je n’avais pas tellement envie d’y aller. En parallèle, je n’étais pas très encouragée par les gens autour du moi qui disaient que le cinéma, ce n’était pas un travail pour gagner de l’argent.

L’American University of Beyrouth (AUB) est la meilleure université au Liban. Ils n’ont pas de section cinéma mais du graphic design. Ça, c’était considéré comme un vrai métier. J’ai suivi ce cursus. Je ne le regrette pas parce que c’était une bonne formation qui m’a appris beaucoup : la communication visuelle, la critique, la couleur, la composition, etc. Le design graphique est très général, on fait des logos, des magazines, des sites internet, des typographies, … . J’aime bien le programme de l’AUB, qui est très ancré dans l’environnement. On nous dit d’aller dans les rues de Beyrouth, de trouver un magasin qui a besoin d’un nouveau logo, de parler avec les gens et de leur faire le travail. Je n’étais pas douée du tout mais pendant ces années, j’ai voyagé partout dans le pays, dans les montagnes, les vallées, les quartiers. J’ai parlé avec beaucoup de gens. Ce qui m’intéressait, c’était de rassembler les histoires. Mes travaux étaient un peu médiocres en tant que rendus, mais j’avais de la matière humaine. J’aimais trouver les spécificités, les complexités de chaque personne. Pour quelqu’un qui a passé son enfance et son adolescence devant la télévision, je recueillais des choses chez les gens que je ne voyais pas représentées à l’écran. Le cinéma, c’est du drame, et il y en a beaucoup au Liban. Des bons personnages sont faits de complexités, de contradictions. Et dans ce pays, il y en a beaucoup ! De cette manière, j’ai constitué plein de matériels.

Qu’est-ce qui t’a donné envie d’aller étudier aux Etats-Unis ?

D.B. : Quand j’étais en dernière année, je suis allée visiter ma sœur à New York. Là-bas, j’ai pris rendez-vous pour visiter la NYU et la Columbia parce que je savais qu’elles faisaient partie des meilleures universités de cinéma dans le monde. Quand j’ai vu le genre de cours, de projets, j’ai compris que c’était là que je devais être. J’ai fini mes études à Beyrouth. Deux mois plus tard, j’étais à New York et je commençais une formation en cinéma. Être à l’étranger, ça te permet de raconter ton histoire de manière un peu universelle, surtout quand tu ne rencontres des gens du monde entier. Ça t’aide à apprendre à écrire en dehors de ton pays, sans l’oublier. C’est utile de pouvoir communiquer, de trouver des choses universelles, d’apprendre à raconter une histoire efficacement, de toucher les gens.

À la NYU, on nous a offert beaucoup de moyens pour réaliser. On nous a donné accès à du matériel gratuit, à des acteurs. Le problème, c’est je n’arrivais pas à écrire à New York. Mes histoires se passaient encore à Beyrouth. La première année, j’ai écrit l’histoire d’un Libanais à New York. Les cinq années passées là-bas ont été difficiles mais très formatrices. Tu pars de chez toi, loin, dans un endroit complètement anonyme. Tu te construis avec le regard des autres, sur base de ce qu’ils connaissent ou non de ta culture. Tu partages ta culture, tu échanges, tu mélanges. Mon film de fin d’études, En blanc, était l’histoire d’une libanaise qui revient chez elle pour les funérailles de son père et qui veut changer les rituels. On lui reproche d’être américaine, ce qui m’arrivait souvent.

Au Red Sea Film Festival, il y a des films locaux, régionaux et internationaux. Tu as été amenée à faire pas mal de festivals. Comment vois-tu ce festival, la présence de ton film et de manière générale, les festivals arabes ?

D.B. : Warsha est un film arabe, fait par une personne arabe, pour un public arabe et pour le monde. C’est très important pour moi qu’on ne me voit pas comme quelqu’un qui fait des films juste pour les Occidentaux. L’objectif, c’est d’être authentique, honnête, de raconter quelque chose qui n’est pas obligé de représenter tout le monde et de plaire à tout le monde. Pour ce film, c’était difficile parce que tous les festivals arabes importants ont lieu en fin d’année et mon film est sorti en janvier. J’ai dû m’asseoir dessus et je ne pouvais pas le partager jusqu’à maintenant avec le monde arabe. Je voulais le Red Sea parce que je voulais toucher le public d’ici. L’Arabie saoudite est un pays très conservateur, qui n’avait pas de possibilité de cinéma jusqu’à tout récemment, il y a cinq ans. Il n’y avait pas de musique, les femmes ne pouvaient pas conduire, il y avait beaucoup d’interdictions et c’est un pays qui a la plus grande population jeune du monde. 60-70% des gens ont moins de trente ans et ils ont soif de culture, d’histoires. Je voulais vraiment commencer ici le trajet arabe de ce film. C’est un pays qui change, qui évolue, qui grandit. Il change vite mais pas du jour au lendemain.

Le gouvernement américain défend beaucoup de choses que je n’aime pas. On n’entend jamais qu’il faut boycotter les Etats-Unis. Je suis énervée d’entendre des médias occidentaux parler de boycott de la Coupe du monde du Quatar, du festival en Arabie Saoudite… On condamne un peuple qui essaie de changer, de grandir, d’évoluer en disant à ses habitants qu’ils vont rester dans cette image qu’on a d’eux pour toujours.

Il y a une évolution et pas une révolution de la société saoudienne. On projette encore des choses sur les films arabes…

D.B. : Mon film est sur la liberté. N’importe qui avec un sentiment claustrophobe, sentant être observé, qui ne peut pas être libre, peut se sentir connecté au film. Il y a plein de gens dans le monde arabe, partout, qui ont ce même désir, cette même liberté. On peut se reconnaître et s’identifier à mon personnage. L’autre jour, c’était la première du film dans le monde arabe et un homme saoudien m’a arrêtée, en habits traditionnels avec une femme voilée, pour me dire combien, tous les deux, ils ont aimé le film, combien ils ont ce sentiment de liberté, de désir. Moi aussi, je découvre ce monde et ce peuple, même en tant qu’arabe, parce qu’il a été fermé pour plein de gens. Je suis en train de rencontrer de nombreuses réalisatrices saoudiennes qui ont beaucoup de projets. On doit se donner cette possibilité avec des films comme Warsha qui ouvrent au dialogue, qui créent des ponts. L’ouverture, c’est mieux que la fermeture. Tout doit commencer quelque part.

Pourquoi ce titre ?

D.B. : Je ne suis pas très bonne en titre. « Warsha », ça veut dire chantier, site de construction, en arabe. Ça peut peut-être aussi dire qu’on est tout le temps en construction.

Warsha est ton premier film professionnel, réalisé en dehors de l’Université. Comment as-tu été amenée à raconter cette histoire ?

D.B. : Mon film de diplôme, En blanc, a fait sa première à Clermont-Ferrand en 2017. J’avais déjà en tête Warsha, et j’ai reçu un mail du festival disant qu’ils allaient organiser une rencontre auteurs-producteurs. J’ai pris ça comme une deadline pour écrire un scénario. Beaucoup de producteurs français ont été intéressés par le pitch. Quand je suis allée à Clermont, j’ai eu plusieurs rendez-vous. J’ai rencontré Coralie Dias (Inter Spinas Films) là-bas et on a commencé à travailler ensemble. On a développé le scénario, elle m’a beaucoup aidée. On a déposé le projet pour une aide au financement. Petit à petit, le scénario s’est développé et on a reçu des aides : la Région Grand Est, un préachat de Arte… On a rencontré différents problèmes et en 2021, on a enfin pu tourner.

Avec les fonds régionaux, j’ai eu l’opportunité de travailler avec des gens que je n’aurais jamais rencontrés. À la région Sud, on a travaillé dans un studio de production virtuelle, La Planète Rouge. C’est une toute nouvelle technologie, avec un mur de Led, de presque 360 degrés, où on envoyait des images du Liban qu’on avait prises avec un drône. On a apporté une cabine physique. Même l’acteur, quand il regardait autour de lui, il voyait le Liban à hauteur de grue. C’était magique de travailler là. On n’a pas cette technologie au Liban, c’était une très belle expérience. Je sentais qu’on était au Liban : on voyait la mer Méditerranée, la mosquée. L’acteur a pu jouer en voyant quelque chose de vrai. Avec mon chef opérateur, on a pu avoir des idées créatives sur le plateau, changer des choses. C’était très libre. J’ai aussi travaillé à Strasbourg, avec des ingénieurs du son géniaux d’Innervision. Ils venaient surtout du monde de l’animation et on a travaillé ensemble à construire le monde sonore. J’ai beaucoup aimé le partage, la collaboration culturelle qu’on a pu faire avec la France.

As-tu montré ton film au Liban ?

D.B. : Au Liban, il n’y a eu qu’une projection privée. Beaucoup de Libanais ont vu Warsha dans d’autres pays. Je suis curieuse de voir l’impact du film dans mon pays mais je ne crois pas qu’il soit controversé. On m’a posé la question : comment ça se fait que le personnage prie et qu’il danse en même temps ? Il danse, il chante, il rêve d’être vu et de performer devant le monde. Le thème du film porte d’ailleurs plus sur les normes du genre plus que sur la sexualité. Le genre a été inventé par les humains. Qui a dit que la danse, le maquillage, c’était pour les femmes, ? Dans l’histoire arabe, on a tout le temps eu du maquillage ou de la danse pour les hommes. Il faut faire bouger les règles.

As-tu des prochains projets ?

D.B. : Je travaille sur mon premier long-métrage, il se déroule à Beyrouth. Le titre pour le moment, c’est Pigeon War. Le film parle aussi du thème du genre, du patriarcat et même de la hauteur ! C’est l’histoire d’une fille à l’université à Beyrouth qui découvre le monde très masculin des guerres de pigeons. C’est un loisir de classes ouvrières d’avoir des troupeaux de pigeons sur son toit. Les gens habillent les pigeons comme une équipe de sport avec des bracelets colorés. Chaque jour, les pigeonniers lâchent leur troupeau dans le ciel et ils sont entraînés à voler ensemble pour que les troupeaux se mélangent et reviennent plus ou moins sur les toits. C’est un monde très masculin et en même temps très maternel : ils s’occupent d’élever ces pigeons depuis qu’ils sont bébés, ils les nourrissent. Mon personnage découvre ce monde et elle veut conquérir elle-même le ciel. Elle va travailler avec un garçon qui vient d’un monde très différent. Au début, ils se détestent mais sur les toits de Beyrouth, ils construisent une amitié. Elle a des traits de caractère masculins, alors que lui, il est plus traditionnellement féminin.

Pour moi, tout ce qui peut être beau et qui va naître entre eux se fait en laissant la ville en bas, loin d’eux. La façon dont le patriarcat nuit aux femmes et aux hommes, le fait de ne pas avoir des rêves, des désirs, ce sont des thèmes qui m’intéressent. Je suis actuellement en développement, on a écrit la première version du scénario, on va écrire la deuxième version.

C’est quoi l’intérêt de filmer Beyrouth encore et encore ?

D.B. : Jusqu’à maintenant, les histoires que j’ai en tête se passent à Beyrouth. Je me considère comme libanaise, j’y ai grandi toute ma vie. C’est un pays qui ne laisse pas indifférent. C’est un endroit qui donne beaucoup de peine comme beaucoup de plaisir. Tu as envie de le quitter tellement il y a des choses que tu détestes et en même temps, il ne quitte pas ton esprit. C’est l’une des raisons pour lesquelles mes histoires se passent là-bas. Je suis à la recherche des choses que j’aime et que je déteste à la fois.

Propos recueillis par Katia Bayer. Retranscription : Agathe Arnaud

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