Le Feu au lac de Pierre Menahem

Seul français en lice (avec Amartei Armar pour Tsutsue) dans la compétition officielle au Festival de Cannes 2022, Pierre Menahem signe avec Le Feu au lac un premier court-métrage d’une sensibilité à fleur de peau. Ici, les sens prennent le dessus sur les mots. Coup d’essai, coup de maître !

Caméra à l’épaule, on suit les gestes d’une vieille femme qui étend du linge, entourée de ses poules. Une lessive faite à la main probablement… Très vite, la finesse de l’habillage sonore interpelle et ce qui se dégage immédiatement, c’est le soin apporté aux affaires des autres et la fragilité du corps, dans tout ce qu’il peut avoir de lent, de saccadé et de répétitif, le tout ponctué par un souffle lourd.

En contrehaut, Félix déambule dans les alpages avec son bâton de berger parmi ses bêtes en train de paître. Tout est paisible, la montagne est belle et les sons viennent souligner la béatitude de la grande ruralité estivale où l’opulence de la nature seule suffit. Bruissement des feuilles, souffle du vent qui balaye les coteaux, tintements des cloches des vaches tarentaises qui se mêlent à celles du village en contrebas… Plan saisissant en plongée où la silhouette du personnage principal se découpe sur un fond de hameau où retentit les sept heures de la fin de journée. Le clocher témoigne subtilement que les deux personnages se trouvent dans un même espace-temps. Chacun d’un côté de la montage, chacun à sa besogne.

D’entrée, Pierre Menahem impose un regard assez objectif, comme s’il était en observation de ses propres personnages. Ce qui donne aux premiers instants du film des allures presque documentaires où il laisse le spectateur prendre contact progressivement avec la situation.

On apprécie chaque rituel, chaque geste rompu au quotidien sans se douter que chacun d’eux est peut-être exécuté ce soir pour la dernière fois.

Des marqueurs significatifs apparaissent, ceux de notre époque, dans ce qui semblait jusque-là intemporel. Dans la maison de cette femme, on pourrait reconnaitre la cuisine un peu négligée de nos anciens où une télé que personne ne regarde tourne en boucle, balançant des informations riches en « Pôle Emploi » et autres mauvaises nouvelles, des ustensiles de cuisine qui ont fait leur temps sur fond de vieille gazinière pleine d’allumettes brûlées. Dans la cadre serein de cette ferme en pleine nature, le sifflement croissant de la bouilloire révèle que quelqu’un s’en est allé. Ce n’est pas un oubli, c’est une absence.

Stoïque, Félix découvre le corps de sa mère. Le découpage elliptique des séquences laisse planer un choix entre la mort ou un repos momentané. Le doute reste permis. Chez Félix, on sent alors une éducation à la dure, peut-être même une enfance difficile, où le choc laisse place au mutisme. Ici, les sentiments ne filtrent pas.
Mais là où l’émotion se contient voire se retient jusqu’au bord de l’implosion, le son à nouveau prend le relais mais pour servir cette fois la fébrilité du fils, sur un fond strident de bouilloire et de flux d’informations continues. Qu’on le veuille ou non… World keeps turning !

Un objet déterminant vient infléchir la tension de cette situation : le smartphone. Occasion d’échappatoire immédiat pour Félix, un jeune homme vient de le contacter via une application de rencontres et lui propose un rendez-vous. Porte de sortie oblige !

On tire le rideau et on part ailleurs. Prise de distance géographique avec ce qu’on ne veut pas voir vers de nouveaux paysages, une nouvelle maison et surtout une nouvelle rencontre. L’histoire prend un nouveau tournant. L’arrivée des dialogues rend même la première partie du film lointaine, comme un souvenir.

Mais à l’image, il y a étonnement quelque chose qui dénote, et même déstabilise : un fermier avec un smartphone. Observation absurde apparement, mais dans ce cas, pour quelle raison offrir un cadre bucolique et affranchi des villes et de la nouvelle technologie pour y faire advenir de manière inopinée voire paradoxal, le symbole même de la mondialisation et de la modernité ? Qui plus est agrémenté des dernières applications de rencontres en vogue…

Quel discours tenir alors sur ces applications ? Que dire du fait qu’elles réussissent, par le biais des smartphones, à s’insinuer jusque dans les contrées les plus reculées d’un pays. Qu’elles viennent animer des zones qui sont autant de déserts sociaux et culturels, auprès de ces individu.e.s loin des villes, loin des yeux, loin du coeur.

On peut penser quelques instants à Petit Paysan d’Hubert Charuel, qui vient interroger la vie ordinaire de ces vachers empêtrés dans des problématiques que peu de gens entendent et observent. Ces éleveurs, souvent pris à la gorge, qui purgent un quotidien plus que difficile, quitte à changer leur fusil d’épaule, comme Félix, et à passer du fromage à la viande pour des raisons financières. Isolés, ces applications deviennent alors pour eux la seule solution afin de créer un peu de lien, briser une solitude, combler un vide ou même surmonter un deuil… Le seul moyen pour retrouver parfois un peu de tendresse et d’écoute.
Félix part alors retrouver ses désirs et ces étreintes qui lui manquent, décharger ces non-dits et cette peine qu’une parole, qu’un soupir ou rien qu’une larme pourrait enfin apaiser. Le temps d’une nuit, Félix part faire la paix avec la réalité et chercher la force qui lui manquait.

Avec un nombre plutôt restreint des lieux de tournage et une action se resserrant sur moins de 24h ; voilà une économie de moyen exemplaire qui n’altère en rien les qualités prometteuses de ce premier court-métrage. Rien d’étonnant, c’est un ancien producteur qui est aux commandes.

Issu du milieu de la production (Still Moving), Pierre Menahem fait donc ici ses premiers pas de réalisateur. Ainsi, celui qui accompagnait les auteurs et autrices a décidé de sauter le pas et de passer derrière la caméra. Il porte ici un film où les thématiques du deuil et de l’émancipation sexuelle s’entrecroisent, se répondent et même se permettent. L’un entrainant l’autre, de facto.

Dans le lac, esprit serein dans un corps qui se libère à son tour. On retrouve le souffle du début, mais un soupir cette fois. Nu, l’enfant retourne à l’eau. Après la perte de la mère, il faut renaître.

Augustin Passard

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