Frankenstein de James Searle Dawley

Inutile, sans doute, de présenter le célèbre Docteur Frankenstein et son abominable création.  L’un savant fou dépourvu de toute conscience morale, l’autre simple amas de cadavres cousus ensemble, maudissant la vie et celui qui l’a lui a donnée. Les héros du roman de Mary Shelley, publié en 1818, sont, à l’image d’un Dracula ou d’un Mister Hyde, devenus des archétypes fondamentaux de l’imagerie gothique. Et, tout comme le comte vampire et le double maléfique du docteur Jekyll, le créateur et la créature ont conquis, très tôt, à la fois le cinéma et la culture populaire. Si chacun conserve en mémoire le film de 1931, réalisé par James Whale, avec un Boris Karloff devenu, depuis, iconique, plusieurs adaptations antérieures sont aujourd’hui tombées dans l’oubli. La première d’entre elles, réalisée par le prolifique James Searle Dawley pour le compte de Thomas Edison dans le courant de l’année 1910, n’est probablement pas la moins originale, ni la moins horrifique.

Le film s’ouvre sur un jeune Victor Frankenstein quittant sa famille afin de poursuivre ses études à l’université. Le temps d’un intertitre, nous voilà deux ans plus tard, dans le laboratoire de l’apprenti médecin, alors que celui-ci vient de découvrir « le secret de la vie ». En apparence, ces premières minutes elliptiques suivent encore d’assez près la trame du roman. Pourtant, déjà, les libertés du cinéaste affleurent. Frankenstein, assis sur un trône ancien, joue avec un globe dans son bureau, cerné de crânes, de sculptures anatomiques, de vieux grimoires, mais aussi d’une harpe, une chandelle, ou encore un sablier. Le plan n’est pas sans rappeler, par certains aspects, le Melencolia de Dürer, notamment par ce foisonnement de symboles ésotériques. Nous sommes bien loin de la représentation du scientifique en blouse blanche, entouré de machines, d’alambics et d’éclairs. Ici, nous sommes sur le terrain de l’allégorie, presque de la fable mythologique : l’homme érudit, créateur omniscient, versé aussi bien dans les sciences que dans les arts ou la magie, ordonnateur d’une nature nouvelle, inverseur du flux de la vie et de la mort, et grand rival de Dieu. Plus tard, nous le verrons se diriger vers son laboratoire, une chandelle à la main, prêt à donner la vie ; référence à peine voilée au Prométhée porteur de feu auquel, dès le sous-titre du roman originel, le docteur Frankenstein est comparé.

Nous nous éloignons plus encore du folklore scientifique dans la séquence suivante, qui voit la naissance du monstre. Impossible, aujourd’hui, quand nous tentons de nous représenter cette scène, de ne pas imaginer un corps ligoté sur un lit de métal, et frappé par la foudre. Mais James Searle Dawley a ses propres références. L’opération créatrice accomplie par le docteur tient plus de la sorcellerie et de l’alchimie que de la chirurgie. Frankenstein jette des poudres et d’autres substances étranges dans un chaudron géant, déclenchant geysers et nuages de fumée. Un squelette immobile, réminiscence d’expériences passées, est son seul témoin. Les alchimistes médiévaux croyaient qu’il était possible, via le travail du feu, du souffre et du mercure, de créer la vie, de créer, de toutes pièces, un pseudo humain : l’homoncule. C’est à la conception de cet homoncule que nous assistons. Victor Frankenstein enferme son chaudron dans un énorme four – l’athanor des alchimistes – et laisse le feu agir. Au travers d’une petite écoutille, il regarde son Grand Œuvre s’accomplir. Avec lui nous voyons, émerger du chaudron, un monticule de chair carbonisé, un bras squelettique, un corps décharné… Pour l’époque, et même encore aujourd’hui, la naissance de la créature est terriblement impactante. La détérioration de la pellicule compense la maladresse des effets spéciaux, et il n’est pas difficile, à travers le grain et les rayures, de faire fonctionner son imagination, et de voir, en lieu et place d’un mannequin de papier mâché consumé par les flammes, un véritable corps poisseux, gluant, mort-vivant informe, émergeant du grand chaudron. Nous sommes peut-être là face à l’un des pionniers du gore, plus proche des résurrections sanguinolentes de Hellraiser que des sages frissons offerts par les films de la Universal.

La créature nous est enfin dévoilée dans une scène assez typique de la manière dont, à l’époque, beaucoup envisagent le cinéma. Tout comme la photographie à ses débuts, le cinéma puise, dès ses origines, son inspiration dans la peinture. Dès 1896, les frères Lumière dévoilent le premier péplum de l’histoire, Néron essayant des poisons sur des esclaves, reproduction mouvante d’un dessin de Joseph-Noël Sylvestre. En 1908, André Calmettes et Charles Le Bargy inaugurent le concept de « film d’art » avec L’Assassinat du Duc de Guise, dont une scène s’inspire du célèbre tableau de Paul Delaroche. En 1911, soit un an après le film qui nous occupe, sortira la monumentale adaptation de la Divine Comédie produite par la Milano Films, dont les cinquante-quatre tableaux reconstituent fidèlement les gravures de Gustave Doré. Revenons à Frankenstein. Le docteur, en proie à la panique, se réfugie dans sa chambre, et s’évanouit sur son lit. Au dessus de lui, de grands rideaux sombres s’écartent, dévoilant le visage de l’abomination. Le monstre ne ressemble en rien à l’idée que l’on peut s’en faire depuis le film de la Universal. Homme-bête terrifiant, velu, bossu, griffu, au visage difforme, il semble plus inspiré de Quasimodo (dont les représentations au théâtre et, bientôt, au cinéma, fleurissent à l’époque) que de la figure de mort-vivant que l’on voudrait maintenant imaginer. La scène convoque évidement Le Cauchemar de Johann Heinrich Füssli, et plus particulièrement la version de 1791, aujourd’hui conservée à la Goethe-Haus. Le monstre s’en trouve associé à toutes les significations du tableau lui-même, relégué à la fois au monde des rêves et à l’imaginaire démoniaque, associé à l’imagerie gothique traditionnelle et, parallèlement, aux récentes théories psychanalytiques avancées par Sigmund Freud. En aucun cas, cependant, la créature n’est symboliquement liée à la science, à ses folies et à ses dérives. Le livre et le film se font peu à peu irréconciliables.

La pellicule s’achève loin, très loin du texte de Mary Shelley. Quelques péripéties s’enchaînent. La créature n’apparaît jamais à l’écran que seule avec le jeune docteur. Le reste du temps, elle disparaît, elle se cache, elle se fond dans le hors-champ. Nous commençons à nous demander si cette chose n’aurait, en réalité, de consistance, que dans l’esprit du créateur. Nous commençons à songer au Horla de Maupassant. C’est devant un miroir que tout devra se résoudre. La créature disparaît. Ne subsiste que son reflet de l’autre côté de la glace, reflet qui a son tour s’estompe, pour dévoiler le visage du docteur Frankenstein.

En 1910, les théories freudiennes commencent tout juste à se démocratiser. Le Moi, le Surmoi et le Ça n’ont pas encore été inventés par le fondateur de la psychanalyse, mais les prémisses sont déjà là : à l’individu conscient échappe tout un pan de son être, incontrôlable, insaisissable, l’inconscient. Déjà quelques années auparavant, Charcot révélait les pouvoirs de l’hypnose et de la suggestion. L’esprit échappait à la personne, devenait autre chose, révélait des injonctions secrètes. Le XIXème siècle s’est passionné pour les cas de folie, pour l’hystérie, la schizophrénie ou le dédoublement de personnalité. Nous avons cité Le Horla et L’Étrange cas du Docteur Jekyll. Nous pourrions ajouter William Wilson d’Edgar Allan Poe (1839), Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde (1891) ou Les Élixirs du Diable de Hoffmann (1916), afin de parfaire au mieux, à coups de textes gothiques et de romantisme noir, cette galerie des doubles et des doppelgängers. En un siècle où le spiritisme et la nostalgie des âges obscurs se mêle aux élans du positivisme, les poètes ne pouvaient s’épanouir qu’au travers de formes hybrides, chimères de songes et de scientisme, cauchemars repoussant les limites rationnelles de notre monde, repoussant jusque aux frontières des possibilités du cerveau humain. Le positivisme ne s’essoufflera qu’après le traumatisme de la Grande Guerre, traumatisme qui permettra à Freud, en partie malgré lui, de conquérir le monde des arts, au travers, entre autres, du dadaïsme ou du surréalisme. En 1910, le XIXème siècle établit son bilan, et le fléau n’a pas encore ébranlé le monde. James Searle Dawley, véritable artiste, ou fruit innocent de son époque, n’utilise le roman emblématique de Mary Shelley que comme justificatif d’une synthèse, synthèse des codes et des thématiques qui, probablement, ont bercé sa jeune vie. Synthèse donc, de l’imaginaire gothique, de la peinture de Füssli, de la littérature de Poe, des romans à peine considérés de Stevenson, synthèse de la poésie romantique, de l’artiste maudit, du médiévalisme incarné au travers de quelques références faustiennes, synthèse d’une science qui, effrayée de ses propres découvertes, se met à croire en tout, aux fantômes, aux démons ou à la pierre philosophale, synthèse, somme toute, de toute une époque.

Le discours de Mary Shelley quant aux déviations de la science, quant à la peur du progrès, est détourné par l’esprit du temps, réorienté vers les grandes questions de ce début de siècle, vers les mystères de la conscience, vers les mondes invisibles du spiritisme, du magnétisme, de l’hypnose et de la sorcellerie. La création telle que présentée par le film n’est plus la création technologique, mais la création au sens large, primaire, universelle, la création en tant que projection de l’esprit dans le monde, à travers le geste, la parole, l’art, la magie. La création devient ésotérique, elle communique avec le mythe, elle devient rituel occulte tout droit issu d’ères antédiluviennes. James Searle Dawley ne fait que poursuivre le syncrétisme opéré par le romantisme et le mouvement gothique – et plus généralement par le fantastique – entre mythologie, paranormal et psychologie. Jung cherchera les traces de ses archétypes primordiaux dans l’hermétisme alchimique. Avant lui, c’est par l’alchimie que Dawley symbolise la pulsion créatrice. C’est par Füssli qu’il fait apparaître, treize ans avant l’invention du terme, le Ça, l’inconscient prédateur, le cauchemar. C’est par le miroir, le jeu du double, qu’il éclaircit, enfin, la nature du monstre, fragment difforme, bestial, incontrôlable de son créateur. D’une certaine façon, le Frankenstein de Dawley est l’une des seules et l’une des meilleurs représentations du gothique littéraire, du gothique vivant du XIXème, avant que le cinéma ne se l’approprie totalement, ne le dévore, ne l’émiette, pour fonder sur ses ruines sa propre mythologie, peuplée de Karloff et de Lugosi, de Nosferatu, d’Igor bossus, d’ombres découpées, de vampires en capes rouges, et de châteaux tordus.

Virgile Van de Walle

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