Roxana Stroe, entre confinement et exutoire

En trois films à peine, Roxane Stroe s’est imposée comme l’une des figures incontournables de la nouvelle génération du court-métrage roumain. En primant « O noapte in Tokoriki » (« Une Nuit à Tokoriki ») au Festival international du film francophone de Namur 2016, le Jury Format Court a découvert un chemin le long duquel se lovait un cinéma incisif, empreint d’une nostalgie tantôt absurde tantôt sentimentale. Les deux courts métrages précédents de Roxana Stroe, « Plante perene » (« Plante pérenne », 2013) et « Black Friday » (2015), nous confirment que l’étudiante de l’Universitatea Nationala de Arta Teatrala si Cinematografica « I.L. Caragiale » de Bucarest privilégie le huis-clos comme exutoire d’un malaise sociétal.

Dans la conclusion de sa critique sur « L’autobiographie de Ceausescu » (Andrei Ujica, 2010), publiée dans le journal Le Monde du 12 avril 2011, Jacques Mandelbaum affirme que l’iconographie de la Roumanie communiste, générée par le « Conducator », serait le roman d’origine qui permettrait de lire et de comprendre le cinéma de la nouvelle vague roumaine, apparu au beau milieu des années 90. Les cinéastes y expriment d’une façon toute singulière leur colère mêlée de nostalgie et d’humour face à la société roumaine post-Ceausescu. Il serait dès lors presque inévitable de suggérer que les films de Roxana Stroe, réalisés une dizaine d’années après, n’échappent pas à ce constat.

Dès son premier court métrage « Plante perene » (2013), Roxana Stroe regarde la mort en face par le prisme d’une veuve qui a déjà tout préparé pour son dernier voyage. Cette plante pérenne accueille chez elle une équipe de deux journalistes venus filmer son témoignage. La mise en scène de la jeune réalisatrice n’est pas sans rappeler l’emblématique faux documentaire « C’est arrivé près de chez vous » (Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde, 1992), le sulfure du scandale en moins.

À l’instar du long-métrage belge, Roxana Stroe met en place un dispositif qui permet une distanciation ironique voire cynique avec la réalité qu’elle désire montrer. Le noir et blanc, les images tremblotantes (suggérant la caméra à l’épaule du cinéma direct) ainsi que les plans mal cadrés rendent compte non seulement de l’incompétence des hommes de la télévision mais surtout de leur indifférence. En effet, l’interactivité malvenue entre les journalistes et la veuve et sa voisine (alors que la sexagénaire fait part de son mécontentement des autorités locales) est bruyamment interrompue par la sonnerie du téléphone portable du journaliste. Le quotidien des petites gens est devenu spectacle mais celui-ci n’intéresse plus personne. « Plante perene » dénonce à sa façon le sensationnalisme de certains médias tout en les rendant ridicules. L’absurdité de la situation est renforcée par la mise en scène où le confinement des personnages dans la cuisine, sorte de huis-clos, peut se voir comme le reflet de l’impasse dans laquelle se retrouve la veuve et par extension, la société roumaine post-communiste.

Poursuivant sur sa lancée et la volonté de mettre en scène le morbide, Roxana Stroe, va encore plus loin dans son deuxième court métrage « Black Friday » (2015) qui est une adaptation de l’œuvre de Vladimir Sorokin « A Morning Sniper ». Elle plonge le récit dans la Roumanie communiste où récession et rationnement alimentaire étaient la norme. Face à cette situation, Mihail, un homme sans histoire, trouve un exutoire funeste. Le dispositif cinématographique mis en place ici est minutieusement travaillé dans le but de démultiplier les réalités (celle de Stroe, celle de son personnage et celle du spectateur) renforçant cette impression de perte de repères.

Si « Plante perene » se voulait anxiogène dans la réclusion, « Black Friday » l’est davantage à l’air libre. Et semblable à une peinture d’Edward Hopper, les plans montrent des édifices géométriques, sans âme qui vive. L’angoisse n’est plus cultivée par la sensation d’étouffement et par l’indifférence des uns par rapport aux autres mais plutôt par la disparition totale de conscience humaine dans un lieu dépourvu de ses murs de protection. Situé sur le toit d’un immeuble, le héros toise le monde et ses contemporains qu’il voit comme des « rivaux » à abattre.

Contrairement à la veuve de « Plante perene », qui est encore en interaction avec ses contemporains, Mihail de « Black Friday », du haut de son toit, ne fait déjà plus partie du monde. La mise en scène de Roxana Stroe oscille volontairement tout au long du film entre lyrisme et cynisme. Jouant tour à tour avec les émotions du spectateur grâce à un savant dosage de moments imprégnés de musique d’opéra (« La Danse des Chevaliers » de Prokoviev) et d’autres colorés uniquement de sons d’ambiance. Permettant ainsi tantôt une identification et/ou une empathie et tantôt une distanciation.

Avec son troisième opus « Une Nuit à Tokoriki », tout juste primé également au Festival de Films de Femme de Créteil, la Roumaine, poursuit dans la veine de l’absurde dans un kitsch assumé pour traiter avec habileté du trio amoureux. À la manière d’une tragi-comédie, elle se joue des codes pour mieux les démasquer. Une chose est sûre : une cinéaste est née !

Marie Bergeret

Article associé : la critique de « Une Nuit à Tokoriki »

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