Denis Côté : « Faire un film et être sans filet, c’est terrifiant et excitant à la fois »

Il y a quelques jours, Denis Côté est venu présenté au FIFF son dernier film « Que ta joie demeure ». Après avoir remporté le Bayard d’or du scénario avec « Vic+Flo ont vu un ours » en 2013, il a été invité cette année par la SACD pour donner une leçon de scénario. Étonnante et passionnante proposition pour un réalisateur qui ne travaille que la moitié du temps sur scénario. Deux énergies opposées l’animent et font balancer sa filmographie entre des structures plus « classiques » aux productions conséquentes (« Curling », « Vic+Flo ») et des films décadenassés qui passent principalement en festivals et n’atterrissent que peu dans les salles (« Carcasses », « Bestiaires »). L’occasion pour nous de rencontrer ce cinéaste québécois qui aime se « faufiler entre les genres » et jouer avec ce qu’il nomme une certaine « torsion du réel ».

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© FIFF 2014

Comment êtes-vous venu au cinéma ?

J’ai fait trois années de collège en cinéma où j’ai appris énormément. J’allais beaucoup à la cinémathèque et je regardais plusieurs films par jour. J’ai commencé à faire mes films selon mes propres règles, avec des amis. Je n’ai jamais reçu d’aide de commission en place pour mes courts-métrages. Aujourd’hui, j’ai 40 ans et les gens commencent à parler de la méthode « Denis Côté ». C’est vrai que des cinéastes qui ont fait des écoles de cinéma ne sont pas portés à faire des films kamikazes comme les miens. Je ne suis pas considéré par l’industrie du cinéma, mon téléphone ne sonnera jamais pour qu’on m’offre une publicité ou une série, je suis assez content de ce statut d’indépendant.

Vous êtes passé depuis longtemps au long-métrage maintenant, mais quel regard portez-vous sur vos courts-métrages ?

J’ai souffert de l’époque où l’on tournait en VHS, super 8, Mini DV… Même si je ne déteste pas ces films-là, ils ne vieillissent pas bien au niveau technique, ils sont difficiles à regarder. Les plus jeunes oublient qu’il y a dix ans l’image des caméras qu’on utilisait était très laide. Les bons vieux courts métrages de 2003 font mal, ils sont laids et ils ne sonnent pas très bien. Aujourd’hui, une personne de 22 ans fait un magnifique film en HD.

Vous faites des films que vous qualifiez de « gros » et d’autres plus « petits », vous oscillez entre des productions d’une certaine ampleur et des films beaucoup plus indépendants. Comment se construit cette alternance ?

Des films comme « Curling » et « Vic+Flo ont vu un ours » ont un budget de 2 à 3 millions de dollars, ils sont plus ambitieux. Là, on fait la totale, on écrit des dialogues, on dirige des comédiens et on gagne sa vie. Mais je les trouve lourds ces films, l’industrie m’écrase avec tous ses règlements. Quand j’ai terminé, j’essaye d’aller vers de plus petits projets, je fais alors « Que ta joie demeure » ou « Bestiaire ». Ces projets-là peuvent se rapprocher du court-métrage car ils me font sentir vraiment libre. J’en ai absolument besoin. Je ne fais pas de calcul, je fais ce que j ai envie de faire sur le moment. Je réalise un film, j’espère qu’il va marcher un peu. Et j’ai été chanceux, je suis allé à Cannes, Berlin, Locarno…

Justement, pourquoi ne pas vous tourner vers le court-métrage qui offre cette forme de liberté dont vous parlez ?

Certaines personnes disent que le court-métrage sert à faire ses classes. Le cliché est de considérer que le court n’est pas sérieux, qu’il permet de se faire la main et qu’il est un rite de passage vers le long. Je pense que le court est un genre en soi, le seul « problème » c’est que quand on arrive à 35-40 ans, nos idées ont besoin de plus de souffle car notre vécu en contient beaucoup plus. On m’a proposé récemment de faire un court sur la ville de Lisbonne avec trois autres cinéastes, Gabriel Abrantes, Dominga Sotomayor et Marie Losier. Chacun a réalisé un film de 20 à 22 minutes, le projet va s’appeler « À Lisbonne ». J’ai fait l’exercice avec grand plaisir mais quand je tournais j’avais un souffle, envie d’aller plus loin… À un moment donné, on a assez de vécu pour faire des longs-métrages…

Vos courts-métrages portent en germe des éléments que l’on va retrouver dans vos longs-métrages…

Il y avait des choses qui étaient déjà là effectivement. Comme le désir de filmer des gens qui sont un peu à côté du monde, des gens qui cherchent leur place. La notion d’enfermement était aussi déjà présente. On fait toujours le même film, on est toujours la même personne.

Comment élaborez-vous vos scénarios, comment se déroule l’écriture ?

Quand j’écris un scénario, je ne fonctionne pas en faisant un tableau et en le remplissant avec des cartons. J’écris une page, tous les dialogues à la fois et je ne sais pas ce qui vient après. Je découvre brusquement que je viens de faire mourir mon personnage. Je ne vois pas la fin du scénario, je le fais juste avancer et il se finit sans que je sache par quoi je suis passé. Ça n’est pas de l’écriture naïve, mais c’est instinctif selon mon humeur du moment. Je progresse par touches, je fais des points. Et quand je tourne, j’aime beaucoup travailler avec un canevas et voir ce que la réalité va me donner comme accident. Si un comédien non professionnel est un peu maladroit, s’il regarde la caméra, je risque de le garder dans le film. Ce sont des étincelles avec le réel qu’on n’est pas capable de provoquer. On ne pourrait pas les écrire. J’essaye de ne jamais avoir un scénario qui est trop verrouillé et de toujours me garder des portes de sortie. Il n’y a qu’avec « Vic+Flo ont vu un ours » et « Elle veut le chaos » où tout est parfaitement bien écrit, où je n’ai pas triché. Dans tous les autres films, il y a un moment où ça dérape, on ne sait plus ce qu’on regarde.

On retrouve aussi cette dualité dans vos courts-métrages…

« La Sphatte » avait vraiment un scénario et « Kosovolove » s’est construit sur un dialogue très écrit entre deux personnes. Les autres courts n’avaient pas forcément de scénario. J’ai toujours alterné entre des films très contrôlés et des films où je ne savais pas où j’allais. Faire un film et être sans filet, c’est terrifiant et excitant à la fois. Quand tu fais « Que ta joie demeure » et que tu ne sais pas ce que tu es en train de tourner, c’est un rush d’adrénaline. Tu montes, et tu te dis que ça n’a aucun sens. Le lendemain, tu vois que tu as un beau filon, qu’une émotion passe, qu’il y a une structure. On est en train de créer quelque chose au montage. Me mettre en danger, faire des objets dont j’ignore ce qu’ils sont, j’y tiens.

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Voir « Les jouets » en ligne

On peut retrouver dans votre démarche des points assez proches de celle du mouvement Kino né au Québec. Je pense à la vitesse de tournage et de montage, à la légèreté des moyens techniques, à une certaine improvisation et à une prise en compte du réel. Vous en avez d’ailleurs réalisés…

Oui, j’ai réalisé deux kinos. Mais je ne suis pas vraiment un kinoïte. Au début j’étais même un peu contre : des petits films qu’on fait comme ça en un week-end, c’est très jetable, ça fait rire la galerie et c’est tout. Et puis j’ai pris de la distance, j’ai vu que la qualité des films devenait meilleure. Un jour, j’étais au festival de Trouville, je m’ennuyais. J’étais avec un de mes comédiens et je lui ai proposé de faire un kino. Ça a donné « Les Jouets ». C’est un film que j’aime assez finalement même si j’aurais voulu qu’on prenne un peu plus de temps pour mieux le faire techniquement. Ensuite, je voulais faire un film qui s’appelle « Tennessee » et j’ai utilisé pour ça un laboratoire kino. Le mouvement kino au Québec a aidé beaucoup de cinéastes. C’est un mouvement qui devrait être installé dans plusieurs pays : tournez à tout prix, mettez vos films à la poubelle, mais au moins vous aurez l’occasion d’apprendre votre métier pourvu que ça ne devienne pas l’industrie du gag… C’est vrai que j ai fait plusieurs courts qui ressemblent à une énergie de kino mais ça n’était pas des comédies.

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Voir « Tennessee » en ligne

Vous avez longtemps été critique de cinéma et avez arrêté de l’être au moment où vous êtes passé à la réalisation de longs-métrages. Y a-t-il un lien de cause à effet et comment s’est passé la transition ?

En 1999, on m’a offert de travailler dans un journal, j’avais une émission de cinéma à la radio communautaire. J’étais un rat de cinémathèque, j’avais un bagage cinéphile que j’avais envie de partager. J’ai fait ça pendant 6 ans, tout en faisant mes courts et avec l’intention d’être cinéaste. J’étais même un des journalistes montréalais qui couvraient le plus les courts. J’en réalisais moi-même, alors je suivais tout ce qui se faisait. Quand il y a eu des problèmes au journal et que j’ai arrêté la critique, ça n’a pas été une énorme cassure car j’étais déjà un cinéaste. Mes années critiques m’ont appris à manœuvrer dans le milieu. C’est un métier que je respecte, contrairement à d’autres qui s’en méfient. La plupart du temps, je sais qui va écrire quoi, où on m’attend, où on va me protéger et où on va me démolir. Ça m’a donné des armes supplémentaires pour faire mon métier. J’ai appris à mettre des mots sur mes idées. Quand je fais des interviews, je parle beaucoup, c’est généreux.

Vous êtes d’une certaine manière inclassable « horizontalement » parmi les cinéastes actuels. J’imagine, et d’autant plus avec votre passé de critique, qu’on a tendance à vous chercher une filiation verticale pour vous définir malgré tout…

Avec mes premiers longs-métrages, on me voyait comme un ancien critique qui rend hommage à ses cinéastes préférés. Comme j’avais défendu Béla Tarr et que mon troisième film est en noir et blanc, qu’il est lent, on a conclu que c’était un hommage à Béla Tarr… Je ne rends hommage à personne mais ça m’habite. J’ai vu beaucoup de films de Claire Denis, de Kiarostami. Mes cinéastes préférés sont Fassbinder, Pialat, Bresson. Quels sont les points communs parmi tous ces cinéastes ? Il n’y en a pas. On est habité par notre cinéphilie et quand vient le temps de tourner, on régurgite inconsciemment. C’est problématique quand ça devient conscient et que ça tombe dans la copie ou l’hommage. Aujourd’hui, ça fait du bien d’entendre les gens dirent : « Hé, c’est un film de Denis Côté » Enfin ! Ça m’a pris 3-4 longs métrages, avant qu’on commence à dire des choses comme ça. Je ne me laisse plus envahir par mes fantasmes cinéphiles. « Vic+Flo », « Bestiaire », « Que ta joie demeure », ça ressemble à qui ? Je me suis dédouané de tout mon héritage cinéphile, en tout cas j’espère.

Votre rapport au public a-t-il changé entre vos films de jeunesse et vos dernières réalisations ?

Dans la majorité de mes courts-métrages et jusqu’à mes deux premiers longs-métrages, j’avais un certain souci de provoquer. Perdre le spectateur, faire de l’expérimentation pour l’expérimentation, mettre un plan étrange parce que c’est étrange mais sans avoir de mots pour l’expliquer… Puis en interview, tu utilises le terme de « provocation » pour parler de tout ça. Ca n’est pas intéressant. Maintenant, je continue à expérimenter des façons de raconter des histoires mais ça n’est pas pour provoquer un public. Je ne veux pas que les gens sortent de la salle en claquant la porte. J’ai appris à accepter la notion de public. Avec mes courts et mes premiers longs, je n’y pensais pas. Je pensais qu’il n’y en avait pas, que personne ne voulait voir ça, que je faisais des films pour moi. Après, j’ai appris que l’audace n’était pas la provocation mais une sorte de maturité, la recherche d’une forme de différence. Il n’est pas nécessaire de bousculer le spectateur, de le gifler. Et on peut aussi s’assagir dans l’audace. Mais les gens me demandent encore quand est ce que je vais enfin raconter une histoire d’amour limpide pour tout le monde. Je leur réponds que je n’en suis pas capable. J’ai trop besoin d’expérimenter sous toutes sortes de formes.

Propos recueillis par Juliette Borel

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