La Bête Humaine

Parmi les films présentés cette année en compétition nationale et internationale au Brussels Short Film Festival, trois d’entre eux, arbitrairement réunis par notre liberté associative de spectateur, semblent dialoguer implicitement. En proie à un isolement délétère, une absence de repères, leurs personnages sont en lutte face à un système qui les dépasse et se débattent comme ils peuvent. Constat sombre d’une condition humaine démunie, presque animale.

« Red Hulk » – Asimina Proedrou (Grèce)

En compétition internationale, « Red Hulk », de la réalisatrice Asimina Proedrou repose sur un parti pris surprenant : il dépeint la naissance d’un pion du mouvement fasciste grec dans une perspective bien plus analytique que dénonciatrice. L’Aube Dorée n’est jamais mentionnée directement dans le film. Le sujet est si actuel et la Grèce si tristement associée à son effondrement économique et aux violences idéologiques engendrées, qu’il n’est pas besoin de pointer du doigt, d’étiqueter, l’esquisse suffit. Ce positionnement donne à la réalisatrice son angle d’approche, sa compréhension du processus. « Red Hulk », c’est le personnage de Giorgos, étudiant supposé qui ne suit plus ses cours depuis longtemps. Il travaille dans une industrie plâtrière et appartient à un groupe de supporters de football. Il a aussi déjà mis un pied dans un autre type d’appartenance, l’endoctrinement néonazi. Un pied seulement… pour l’instant. Le film traite de ce moment charnière, du retrait encore possible. La violence meurtrière a sauté au visage de Giorgos, et le retient dans son élan. C’est un temps de suspension, d’hésitation mais pris dans un rythme syncopé, avec une caméra embarquée, de nombreux jump cuts et des plans courts, collants à l’angoisse étouffante du personnage. Il ne répond plus aux appels téléphoniques du chef de bande, la parole ne peut être forcée et le silence s’affirme en forme de résistance passive résiduelle. Les sonneries de téléphone ne s’en font pas moins pressantes et de plus en plus rapprochées. Son club de foot le rejette, lui reprochant ce pied mis là où il ne faudrait pas. Le frère de la réalisatrice incarne le personnage de Giorgos. Sa palette de jeu est toute en nuances, entre violence ressentie et violence exprimée, force et vulnérabilité. Giorgos est muré dans son silence. Au travail, les poussières de plâtre lui enfarinent le visage. Sa face toute blanche rappelle celle du pantomime. Giorgos est un corps en surface, en représentation et en errance. La fumée de sa cigarette toujours au bec lui sert d’écran, de second masque. La visite chez ses parents offre un court moment d’accalmie, une pause dans la montée en tension. Assez vite, avec l’apparition du père tyrannique, la famille n’est plus un refuge. Sa maltraitance orale vient nourrir le mutisme du fils. Une certaine douceur et un reste d’enfance affleurent encore chez Giorgos. Jusqu’à la position fœtale qu’il prend sur son lit d’étudiant… Mais l’acharnement régulier sur le punching ball s’oppose en contre-point à cette fragilité. La colère prendra le dessus.

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Le film se clôt sur l’émergence d’une vraie violence : son regard hagard a pris en rage et détermination. Au dernier plan, Giorgos et les autres défilent dans l’escalier, tous habillés de noir, tous identiques, forts de leur assimilation au groupuscule idéologique. Leur incursion dans la lumière de la rue, le claquement de la porte résonnent en coup final. Il signe l’enrôlement implacable et une fin terriblement pessimiste.

Giorgos nous apparaît tout sauf monstrueux. Si le film propose la clé de l’isolement, du rejet social ou de la violence subie comme source au basculement fasciste, cette clé n’est pas pour autant une justification. Le leitmotiv de la place sociale acquise par le travail et de la quotidienneté des échanges avec un collègue bienveillant ouvre une brèche, une échappatoire possible. Une autre voie est balisée régulièrement, le long de la trajectoire de Giorgos. Elle n’est pas une réponse toute faite puisque le travail n’est plus rémunéré depuis plusieurs mois, mais elle renvoie le personnage à sa responsabilité. Là est toute la justesse du regard porté par Asimina Proedrou.

« Canada » – Sophie Thouvenin et Nicolas Leborgne (France)

« Canada » de Sophie Thouvenin et Nicolas Leborgne soulève une problématique semblable, celle de destins qui s’effondrent sans retour possible, de vies brisées. C’est une innocence fauchée en plein vol. Un jeune couple, tout juste sorti de l’adolescence, projette de partir vivre outre-atlantique. Sami a commis un petit larcin pour réunir l’argent manquant. Jessica se rend au parloir. De la prison, il ne sera montré que ces brèves rencontres, cette interface entre intérieur et extérieur. Le film se construit en deux temps. Le premier repose sur la construction d’un monde intermédiaire, celui des femmes de prisonniers, qui se serrent les coudes autour de Simone, figure maternelle et rassurante. L’illusion d’une possible solidarité, d’une niche face à l’adversité s’élabore progressivement et méthodiquement. Le spectateur est aussi dupe que Jessica, et se laisse bercer par un mensonge si bien ficelé. Il suffit d’une phrase lâchée (ou plutôt à peine soufflée) au parloir, entre deux caresses. La vitre teintée de la première partie éclate brusquement en mille morceaux. Et révèle l’envers du décor. On entre dans le deuxième temps, celui de la déconstruction. Pour Jessica la descente aux enfers peut commencer. La solidarité n’existe que pour mieux resserrer les mailles du filet. Celui d’un sombre chantage.

Son innocence ne la rend pas moins forte, elle casse la gueule de Simone, elle rend les coups portés à Sami. Œil pour œil. Mais la mécanique imparable du chantage a des rouages bien huilés. Jessica a beau tenir tête, elle reste impuissante. Elle est la proie de son propre cœur face à cet étau inhumain qui se resserre et la broie. Tout comme Giorgos, son regard a fini par changer, à présent dur et fixe. La microsociété carcérale est aussi écrasante et pervertie que l’univers dépeint dans Red Hulk. Le travail se dessine ici aussi comme une bouée de sauvetage, malheureusement bien inutile : la protection quasi paternelle du patron de Jessica n’est pas suffisante pour contrer celle vicieuse de Simone…

« Labyrinthe » – Mathieu Labaye (Belgique)

Nos rapprochements subjectifs nous amène à considérer le nouveau film d’animation de Mathieu Labaye, « Labyrinthe », comme le pendant archétypal des deux autres. Son synopsis est lui-même on ne peut plus lapidaire : « 6m² à vie… » Ou comment raconter le quotidien d’un homme soumis à l’enfermement à perpétuité, à la claustration physique et mentale jusqu’à l’aliénation à travers l’utilisation d’un noir et blanc tranché, sur base de prises de vue réelles.

L’ouverture est simple et schématique : un labyrinthe crétois se trace progressivement à partir d’une croix initiale, et le dessin terminé ressemble étrangement à un cerveau humain. D’emblée le parallèle est annoncé, tout est là. Un homme seul dans sa cellule est soumis à la répétition de ses gestes, et à leur vacuité. Ils sont l’expression d’une attente, amorces de mouvements inutiles, pris en plein vol, fractionnés. L’homme n’apparaît déjà pas unifié, il module dans un genre de positif/négatif du noir et blanc. Progressivement la scansion du rythme s’accélère et se désagrège vers une épilepsie généralisée. L’image se décompose, l’encre envahit tout. Les sons extérieurs de la prison se fondent en sons intérieurs, corporels, puis musicaux Sur une pulsation électronique répétitive, le personnage s’emballe. Pris dans une transe compulsive, il détruit le peu d’objets qui l’entourent. Le spectateur est piégé dans cette temporalité carcérale, il se crée chez lui, petit à petit, grâce à la durée et à la répétition, une forme d’endurance, de détachement mental. Les boucles infinies concourent au phénomène hypnotique. Coincé dans un labyrinthe cérébral. Et c’est précisément là qu’intervient la bascule et qu’un taureau envahit l’espace exigu de la cellule. Il se confronte au personnage devenu matador malgré lui, dans un face à face immobile. Il devient ensuite son double, son reflet dans le miroir, jusqu’à ne faire plus qu’un seul et même corps. La figure du minotaure convoque alors tout un lexique symbolique de l’animalité, de la monstruosité mais aussi de la perte identitaire, de la faille. Le minotaure est à la fois monstre et victime, menaçant et dissimulé, tortionnaire et prisonnier de son labyrinthe. Le morcellement, la métamorphose de l’homme mais aussi des images et du son, tout se précipite dans une déflagration finale, laissant la pièce vide. Le calme est revenu, un son de radio anecdotique recouvre tout. La perte est totale, la folie a laissé place au néant…

Dans ces trois films, chaque personnage a sa part de bête traquée. Giorgos a même une allure de taureau, le corps massif, la tête rentrée dans les épaules, la respiration forte et pesante. Chacun sombre, après avoir marché en funambule au bord du précipice. Ils nous laissent face à un gouffre béant, une forme d’effroi devant l’irréparable, la fêlure définitive. Et ils continuent de nous glacer encore quelques temps, laissant traîner en nous un écho inquiet et troublant…

Juliette Borel

Consultez les fiches techniques de « Red Hulk », « Canada » et « Labyrinthe »

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