David Le Bozec : « J’ai l’impression que de façon générale, la place de la mort dans notre société a changé. Le personnage de Prosper Thanatier est une sorte de dernier garant des valeurs traditionnelles qui mettent la mort au cœur de la société, les cimetières au cœur du village »

Tout juste auréolé du prix du public au festival Cine Fantástico y de Terror de San Sebastian, David Le Bozec revient sur la préparation et la conception de son premier court-métrage d’animation “L’Art des Thanatier” à l’occasion de sa programmation au Festival Court Métrange de Rennes.

David-Le- Bozec

Comment est né le projet ?

Au départ, je me suis demandé comment on devenait bourreau, si les choses se faisaient par vocation. Puis, en faisant des recherches, je me suis très vite aperçu que c’était héréditaire, que cela se transmettait de génération en génération, de père en fils, un peu comme n’importe quel artisan – ce qui arrangeait un peu tout le monde car personne ne voulait faire ce métier-là. Il y avait donc des familles attitrées de bourreaux pendant plusieurs siècles, ce qui a donné de véritables dynasties. A Paris, il y avait par exemple la famille des Sanson.

Je me suis intéressé plus particulièrement à l’époque de la Révolution Française, au moment de l’apparition de la guillotine. J’ai mis la main sur le journal que tenait à ce moment-là le bourreau Charles-Henri Sanson. Dans ses notes, il raconte les exécutions qu’il a réalisées, les problèmes qu’il a rencontrés. Au fur et à mesure que la Révolution prend de l’ampleur et que les exécutions se multiplient – notamment sous « La Terreur », il se demande quand le bain de sang va cesser.

J’ai choisi de me focaliser sur le cœur de la machine révolutionnaire : un bourreau, le bras armé de la justice et en même temps quelqu’un qui n’a pas de prise sur ce qu’il fait, qui se retrouve en quelque sorte, spectateur devant l’échafaud. Je me suis demandé comment on pouvait vivre quand on remplissait une telle fonction. Les bourreaux vivaient en fait comme des parias de la société, en dehors des villes. Quand on les reconnaissait en public, on les chassait immédiatement. C’est l’ambivalence de leur situation qui m’a intéressé : à la fois utile et craint. Quand j’ai créé le personnage de Prosper Thanatier, je l’ai imaginé comme une sorte d’artiste ou artisan, focalisé sur son art et détaché des conséquences de celui-ci.

Au début, j’ai imaginé ce film d’un point de vue très historique, jusqu’au développement d’un projet de fiction. Puis, j’ai décidé de condenser l’histoire dans un court métrage d’animation pour commencer, en me disant que je n’aurais jamais les décors et les figurants nécessaires pour un tel film de fiction. C’est rapidement devenu une sorte de conte assez noir, et le personnage et l’univers se sont façonnés petit à petit.

Est-ce que d’un point de vue personnel, tu ressens une fascination pour ce qui a trait à la mort ?

Disons que comme tout le monde je me pose des questions sur l’existence, sur la mort, etc. J’ai l’impression que de façon générale, la place de la mort dans notre société a changé. Le personnage de Prosper Thanatier est une sorte de dernier garant des valeurs traditionnelles qui mettent la mort au cœur de la société, les cimetières au cœur du village. La société moderne a relégué la mort au dernier plan, l’a aseptisé. Prosper Thanatier, quand il crée ces catacombes et qu’il en fait un palais d’ossements, il est seul à s’y promener. Et pourtant, on se doute que ce sont les os de tous les ancêtres de la ville située juste au dessus. Malgré cela, il n’y a que lui qui y vient. Personne ne lui rend visite. C’est pour cela qu’à la fin du film, il vient s’enfermer là tel un gardien de ces morts. C’est comme s’il était le seul à les respecter finalement, alors qu’il est le bourreau et qu’il tue les gens. Mais c’est lui le plus respectueux envers ces morts.

Le travail artisanal et l’apparition de la guillotine amenant avec elle l’industrialisation sont deux éléments très importants de ton film, peux-tu nous en dire plus ?

La guillotine fait rentrer la mort dans une ère industrielle, elle a facilité et par là même accéléré le nombre des exécutions, de par son efficacité. A la base, c’était une idée humaniste : proposer une exécution qui soit rapide, sans douleur et égalitaire, un idéal proche des valeurs de la Révolution. Du coup, comme c’était rapide et facile, on a multiplié les exécutions, ce que l’on n’aurait jamais fait avant cette invention. Pour moi, c’est une folie. Quand on lit le journal du bourreau de l’époque qui dit lui-même que c’est une aberration, c’est assez parlant !

art1

Peut-on faire un parallèle entre l’arrivée de cette industrialisation technique écrasante et ta vision personnelle sur un cinéma de fiction ou d’animation artisanal qui a tendance à disparaître ?

Je n’ai pas vraiment le recul nécessaire pour répondre à cette question. C’est une problématique qui m’intéresse effectivement. J’ai essayé de faire un film qui traite de l’artisanat de façon large, face au côté aseptisé, industriel. Obligatoirement quand on bosse dans le milieu du cinéma, on est amené à se poser ce genre de questions. Comme j’ai beaucoup étudié l’histoire et l’esthétique du cinéma, je me suis attaché à beaucoup de courants, à certaines idées venant d’époques spécifiques. Il me semble que ce sont des choses qui se perdent de plus en plus, en ce sens que l’on fait référence à des films qui ont été fait il y a 10 ou 20 ans maintenant. Quand je discute avec des techniciens ou des personnes qui ont la vingtaine, ils me parlent de tel film de Scorsese ou de Tarantino. D’accord, mais ces films-là font eux-mêmes références à d’autres films plus anciens…

C’était évident pour moi que ce film devait se faire de façon artisanale, en animant sur du papier, ne serait-ce que par rapport aux références que j’avais en tête, notamment par rapport à certains films muets expressionnistes. A la base, je voulais que chaque séquence ait une tonalité de couleur très forte comme les filtres que l’on mettait sur les pellicules pour éviter que cela fasse trop noir et blanc (nuit = bleu, jour = vert, etc.). Le résultat n’était pas vraiment ce que j’attendais, je me suis donc contenté de créer des dominances chromatiques très fortes, sans trop exagérer.

Dessin-David-Le Bozec

Quelles ont été tes références pour ce film ?

Dans le mobilier de la maison de Prosper Thanatier, il y a ce coucou avec une faux. C’est une horloge qui se trouve dans Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau. Sauf que dans celui-ci, le crâne s’ouvre et il y a un petit faucheur et sa faux qui jaillissent. Ensuite quand Werner Herzog a fait son propre remake de Nosferatu, il s’est approprié cette idée de l’horloge à son tour. Je me suis dis que je pouvais créer ma propre version, mais cette fois-ci en animation.

D’ailleurs, dans le générique du film de Herzog, il y a des momies, le premier carton du film en est rempli. Ce côté “frontal” de la mort est omniprésent dans mon film. Plusieurs références sont aussi à chercher dans la peinture : les dessins de Victor Hugo, notamment ses encres, mais aussi les peintres romantiques allemands comme Caspar David Friedrich où les paysages possédaient un vrai sens émotionnel. Cela évoquait non seulement un message (parfois politique), mais plus souvent une émotion complexe. Werner Herzog y fait d’ailleurs lui-même référence dans son film.

Quelles ont été les difficultés techniques rencontrées au niveau de l’animation ?

J’ai eu beaucoup de problèmes à animer les mains, car j’avais beaucoup de gros plans à faire sur elles, du début à la fin. Les mains de Prosper sont continuellement tachées de sang, dès qu’il pose ses mains quelque part, il laisse des traces. On ne sait pas de quelle victime cela vient, mais c’est toujours du sang frais. A l’opposé, le personnage qui lui donne des ordres porte toujours des gants blancs. L’idée, c’est : “Je ne me salis pas les mains, c’est toi qui va le faire à ma place”. La question de la main est très importante dans mon film.

Les animateurs m’avaient prévenu : “La chose la plus compliquée à animer, ce sont les mains, car il faut faire bouger tous les doigts”. Par exemple, l’animation du “petit fouineur”, l’un des instruments de torture du film, a été très compliquée. Les fils du petit fouineur répondent exactement aux mouvements des doigts de la main. Le petit fouineur est un peu un prolongement de la main de Thanatier, c’est lui-même en quelque sorte. Je crois que les mains disent beaucoup sur leur propriétaire.

La technique d’aquarelle utilisée dans le film fait penser à des coulures de sang, il y a vraiment des accointances avec le sujet même du film.

Effectivement quand je faisais mes aquarelles, je me disais que ça me faisait penser à du sang séché. En plus, tous les décors et dessins ont été faits à l’encre sépia qui a un rendu très proche du sang séché. Les couleurs ont ensuite été modifiées sur Photoshop pour créer des nuances, histoire de rendre ces décors moins uniformes. J’avais vraiment envie d’aborder l’ambivalence entre les choses manuelles et le rendu physique. Il y a un rapport physique avec la matière très prononcé dans ce film.

Peux-tu nous parler des différentes techniques utilisées dans le film ?

Il s’agit d’animation sur papier, sur table lumineuse, à l’ancienne, ce qui se fait de moins en moins parce que maintenant tout se fait par ordinateur. Deux animateurs et une stagiaire ont travaillé avec moi sur le projet, une toute petite équipe en somme. Nous avons à la fois travaillé sur palette graphique et sur table lumineuse, les animateurs arrivaient à avoir à peu près le même résultat avec les deux méthodes. Pour ce qui est du travail de colorisation, je me suis occupé des brouillons du décor, une fois que celui-ci avait été créé à la peinture. Le layout a été ensuite affiné par un décorateur chevronné, avec lequel j’ai beaucoup appris. Pour faire coïncider ces décors faits à l’encre et les personnages qui ont des contours tous simples, je ne voulais pas utiliser un aplat comme on peut en voir dans les films fait sur cellulo où c’est gouaché avec des aplats. Pour éviter un trop grand contraste, j’ai mis en place une technique sur ordinateur avec une texture et des zones d’ombres et de nuances, coloriés image par image.

Une scène a été faite en 3D sur After Effects, en compositing (la scène finale de l’exécution de Prosper, lorsqu’il se coupe la tête). Il y a des effets comme le brouillard, la pluie, le jet de sang ou la neige, que je voulais assez réalistes et que je n’aurais pas pu faire en animation traditionnelle, le rendu n’aurait pas été le même. Par exemple, la neige aurait eu un rendu plus poétique. Je la voulais très neutre, très basique. Pareil pour la pluie, je voulais qu’il tombe des cordes et que cela ne soit pas stylisé, je désirais avoir quelque chose d’assez brut. Je cherchais à confronter des effets très bruts et un rendu papier stylisé.

Mon approche de l’animation sur ce film consistait à créer comme une succession de tableaux. On m’avait fait des propositions alternatives, pour pallier à notre manque de temps et d’argent, avec des travellings qui tournent autour du personnage, des zooms, etc. En faisant ce type d’effets, on masque beaucoup de choses et cela fait illusion. Mais je n’aime pas les effets superflus, ce n’est pas ce que je recherchais. Je me suis tenu à mon idée de tableaux. Comme j’avais en tête les films muets des débuts du cinéma où l’on ne bouge pas trop la caméra, naturellement je ne voulais pas de travelling.

art3

Peux-tu nous parler de ton travail avec Jean-Claude Dreyfus qui prête sa voix au personnage de Prosper Thanatier ?

Avant de faire l’animation du film, on avait enregistré une première fois les voix avec des comédiens bretons, à Rennes. Mais nous n’avons pas gardé ces voix finalement, sauf celle de Mr. Schmidt dans son usine. On est parti de l’animatique du storyboard qui n’était pas très détaillée. On a commencé l’animation, on a fait le design du personnage, puis au fur et à mesure que les séquences s’animaient, se construisaient, on s’est rendu compte que le personnage prenait une allure, une attitude, une gueule qui contrastait trop avec les voix que l’on avait enregistrées au départ.

Au moment du mixage, on s’est rendu compte qu’il fallait refaire ces voix. Le film avait été préacheté par France 2 et on leur avait envoyé une première version avec les voix faites en Bretagne. Christophe Taudière est lui aussi arrivé aux mêmes conclusions concernant les voix, confirmant ainsi nos doutes. Étant dans l’urgence du mixage, on est parti à la recherche d’un acteur qui aurait l’envergure du personnage de Prosper Thanatier, avec un vrai coffre. J’ai tout de suite pensé à Jean-Claude Dreyfus. Mon producteur avait déjà fait un ou deux courts métrages avec lui, il l’a appelé et a donc pu facilement caler un rendez-vous pour enregistrer la voix. Il avait vu la première version du film qu’il avait beaucoup aimé. Une fois qu’il a accepté, tout est allé très vite, car il n’avait pas beaucoup de temps : les voix ont été enregistrées sans répétition en 2 heures, j’ai juste pu le voir 5 minutes avant, dans un café. Il s’est greffé à la fin comme quelque chose de providentiel, il a apporté la touche finale au charisme du personnage et à l’ambiance sonore voulue. Ce fût un vrai soulagement et en même temps une frayeur car je n’avais pas beaucoup d’alternatives.

Le carton final de générique porte la mention “fin” (de l’Art des Thanatier). Ce n’est plus très à la mode de terminer un film avec le mot fin, pourquoi avoir fait ce choix ?

C’est bien dommage que cela ne se fasse plus. J’ai intentionnellement mis cette mention un peu désuète à la toute fin pour souligner cela. Il y a une envie de retour au film muet, comme si c’était la fin d’un conte. Autant auparavant il y avait cette habitude, autant maintenant on ne met plus rien automatiquement. Pour ce film, il me semble que cela était vraiment justifié. C’est à la fois la fin du film, la fin de l’histoire de Prosper Thanatier, mais aussi celle de sa dynastie.

Propos recueillis par Julien Savès et Julien Beaunay

Consulter la fiche technique du film

Article associé : la critique du film

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *