Rob : « Je crois beaucoup au pouvoir de la frustration comme un véhicule de désir »

Au festival du film d’animation de Rennes qui vient de s’achever, Robin Coudert alias Rob, compositeur proche de l’électro qui habille autant le cinéma que la série, a été membre du jury de la création professionnelle. Il animait une Master class autour de son travail dans le cadre du fil rouge consacré à la musique et aux voix dans le film d’animation. Lors d’un entretien désinvolte et généreux, du haut de sa grande silhouette filiforme, il conte son amour pour Les Mystérieuses Cités d’or et Moebius, ses envies d’un monde plus inclusif et de lendemains plus chantants.

© Lucie Belarbi

Format Court : Vous avez suivi des études aux Beaux-Arts, mais vous avez poursuivi dans la musique. Le passage par les arts plastiques a-t-il influencé votre travail ? Quel lien gardez-vous avec les arts plastiques ?

Rob : J’étais peintre et graveur, ce que m’ont surtout appris les Beaux-Arts, c’est l’accompagnement de mon travail de création par un discours. D’être capable de raconter ses intentions, d’expliquer d’où ça vient, ce qu’on anticipe, les projets, les mettre en forme, comme je suis en train de le faire en cet instant. Ça m’a appris à raconter une histoire autour de mes œuvres, à vendre ma camelote. Mon approche musicienne puise énormément dans la pratique que j’avais en tant que plasticien. Je ne cherche pas du tout une approche musicienne qu’il faudrait définir avant de la balancer à la poubelle. Je ne suis pas spécialement intéressé, par exemple, par l’idée d’avoir de bons musiciens, par la virtuosité, par ces choses-là. En revanche, j’attache une grande importance à l’expressivité, à puiser dans ses émotions, dans ses sentiments. Je crois que c’est assez notable quand on écoute ma musique. Comparé à d’autres compositeurs, je n’ai pas une approche virtuose ni musicienne, et d’ailleurs, ne suis pas un compositeur au sens académique du terme. Je n’utilise pas spécialement de partitions, en tout cas, je ne travaille pas à partir d’elles. Ma musique est improvisée avant d’être écrite.

Vous travaillez régulièrement pour le cinéma, cela renoue avec votre envie de raconter des histoires autour de votre musique. Vous avez eu une collaboration très prolifique avec Rebecca Zlotowski. Vous avez soutenu plutôt des films d’auteurs, comme le premier film de Coralie Fargeat, Revenge. Cela ne vous empêche pas de travailler sur des séries très identifiées comme Le Bureau des Légendes. Avez-vous des critères particuliers pour accepter de travailler sur un projet ?

Rob : Je suis très instinctif. Cela va être principalement un travail de communication avec le créateur ou la créatrice du projet. Je m’attache donc à la qualité de la relation que j’arrive à nouer. Ça passe par les fluides, l’interaction. Est-ce qu’on sent qu’on va pouvoir communiquer ? Et puis après, il y a l’importance de la qualité de cette communication. Est-ce qu’on emploie les bons mots, ceux avec lesquels on sent qu’on se comprend ? Une des grandes difficultés quand on est compositeur, c’est celle de créer un langage pour le film. C’est souvent parce que les scénaristes, les réalisateurs sont des gens qui sont des gens de langage, mais qui maîtrisent assez peu le langage musical. Mon travail souvent, c’est de convertir leurs idées en matière musicale. Et ça, ça exige une sorte de connivence et une confiance. Ce serait un des critères, je dirais, de choix. Est-ce que je vais pouvoir acquérir la confiance de mon interlocuteur ou de mon interlocutrice ? Ce n’est pas si simple, parce que ce sont des gens qui sont habitués à être des sortes de tyrans sur le plateau, et qui eux-mêmes ont été tyrannisés puisqu’ils ont dû se battre pendant des années pour vendre et défendre leurs projets. Ce sont des gens qui sont à la fois traumatisés et traumatisants, ce qui est le cas des traumatisés d’ailleurs. Moi dans tout ça, j’agis un peu comme une sorte de psychanalyste qui utiliserait l’art-thérapie, la musicothérapie pour transformer leurs traumatismes, si possible, en cinéma de qualité. Évidemment, aussi, je m’intéresse au projet, c’est purement instinctif pour le coup. Est-ce que ça me fait kiffer ? Est-ce que j’ai l’impression que je vais pouvoir aussi sortir quelque chose de moi-même qui va élever le film ?

À vos yeux et oreilles, quelles sont les émotions que provoque un festival de cinéma ou de musique ? Qu’est-ce qui leur est commun ? Qu’est-ce qui les différencie ?

Rob : Dans les deux cas, je dirais que ce qui pousse les gens à venir là, c’est le sentiment de communauté, de collectivité et de sentir qu’on est réunis autour d’un amour commun pour les œuvres, pour les créateurs aussi, pour les rencontrer. C’est une expérience collective. Pour moi, c’est ce qu’il y a de plus fort dans les festivals, et évidemment, c’est aussi porté par une grande curiosité. C’est le moment où on est censé avoir les chakras grands ouverts pour découvrir des œuvres, des artistes, pour participer à des échanges. Ce sont quand même des valeurs extrêmement vertueuses et très belles qui manquent probablement dans notre société, dans une vie quotidienne : l’échange, la curiosité et la collectivité. C’est tout ce qu’on aimerait pour que le monde aille mieux, peut-être que le festival est un lieu pour ça. Il y a évidemment l’envers du décor et on sait que ce n’est pas si simple, mais en tout cas, il y a une utopie derrière tout ça qui me touche particulièrement.

Quelles sont vos influences dans votre travail pour la musique de cinéma ? Vous êtes proche de l’électro, quelqu’un comme Giorgio Moroder a-t-il compté ?

Rob : J’adore Moroder. Il y a plein de compositeurs d’électro effectivement que j’adore. Tangerine Dream, même d’une certaine façon Vangelis, François de Roubaix même plus lointain, Jean-Michel Jarre, Trent Reznor, Oneohtrix Point Never (Daniel Lopatin), un compositeur génial qui fait toute la musique pour les frères Safdie. Ce sont des gens que j’apprécie énormément, mais je dirais que mon influence principale vient plutôt de la peinture, de la littérature, pas spécialement de la musique ou du moins pas de la musique de film. J’aime m’inspirer de tout autre chose et essayer de transformer ça, de me le réapproprier d’une façon ou d’une autre et de le digérer, le recracher, en tout cas sous la forme de musique de film. Je trouve que c’est plus fertile de faire ça. Même si je suis fan d’Ennio Morricone, c’est hors de question pour moi d’essayer de faire du Ennio Morricone : ce serait pitoyable.

Y a-t-il un film d’animation qui a été fondateur pour vous ?

Rob : Absolument. C’est un film qui s’appelle Les Maîtres du temps, de René Laloux et de Mœbius qui doit dater de 1982. C’est un film de science-fiction métaphysique typiquement dans l’univers de Moebius, dans la trilogie de Laloux avec La Planète Sauvage et Gandahar. C’est un peu dans la lignée des films d’animation français des années 1970-80 extrêmement poétiques, un peu planants, clairement psychotropes. C’est vraiment la drogue qui est l’influence principale. Je l’ai vu enfant et ça m’a traumatisé dans les deux sens du terme parce qu’il y a une scène avec des frelons géants et qui a développé chez moi une phobie des frelons. Par ailleurs, il y a un côté hyper doux, contemplatif, avec une histoire de temps qui se replie sur lui-même. On sent que déjà à l’époque, évidemment, les histoires de physique quantique imprégnaient la science-fiction. Ça me plaisait beaucoup. Et Mœbius était proche d’Alejandro Jodorowsky, j’ai travaillé par la suite avec lui et je travaille avec son fils, Adan, on a fait la musique de son film.

Il y a évidemment tous les dessins animés qui ont bercé mon enfance puisque je suis né en 1978. Les premiers dessins animés japonais importés par Antenne 2 à l’époque, j’en suis tombé à la renverse : Les Mystérieuses Cités d’or, Princesse Sarah, tous ces films hyper émotionnels, avec beaucoup d’aventures ainsi qu’une direction artistique très forte à chaque fois. Je peux citer la musique notamment, celle des Mystérieuses Cités d’or, de Shuki Levy qui est un compositeur israélien qui a émigré aux États-Unis. Il a été le premier, selon moi, à utiliser dans les dessins animés une musique synthétique avec vraiment tous les synthés que je collectionne aujourd’hui, ils viennent de là. Quand tu les réécoutes aujourd’hui, tu comprends mieux Kavinsky, toute la French Touch, c’est exactement les mêmes sons. Pour les Daft Punk c’est la même chose. Je vois bien que nous, toute cette génération, sommes influencés par ça. D’ailleurs, eux, ils ont demandé au fondateur, au créateur d’Albator de faire leur film. C’est dire à quel point nous sommes marqués. L’animation est au cœur de mon inspiration, mais je dirais inconsciente, liée à la petite enfance.

Vous naviguez entre vos projets personnels, la scène, notamment pour Phoenix et la composition pour le cinéma ou la télévision. Comment trouvez-vous votre équilibre ? Qu’est-ce qui vous plaît le plus ?

Rob : Mon équilibre, je le trouve magnifique. Comme artiste, je me sens extrêmement chanceux et comblé de pouvoir avoir à la fois le loisir d’être avec mes meilleurs amis, Phoenix, sur scène, et de faire des tournées internationales, et en plus, de ne même pas subir la pression du succès, puisque c’est eux qui l’ont. Je suis juste là comme un accompagnateur, c’est joyeux, c’est formidable. En même temps, j’ai l’espace, mon studio parisien qui est comme un laboratoire, presque un atelier. C’est exactement à la manière d’un atelier pendant la Renaissance : il y a une équipe qui travaille, on se délègue, on partage, on communique, on travaille à des grands œuvres ensemble. C’est quand même incroyable d’avoir cet équilibre-là. Par ailleurs, j’ai des projets personnels, de plasticien, je fais des installations, de la photographie, tout ce qui me passe par la tête. Je produis des disques pour d’autres artistes, je fais de la pop, je sors des albums. J’ai bien peur d’être bienheureux. Ce qui est vraiment suffisamment rare pour être évoqué.

Quels sont les artistes émergents de la scène musicale qui vous intéressent le plus ?

Rob : Il y a une artiste, je vais la citer parce que ça concerne à 100 % ce qu’on fait ici, c’est Oklou. Je travaille en ce moment avec elle à la musique d’In waves, sur l’adaptation du roman graphique d’AJ Dungo en animation par Phuong Mai Nguyen. Ce sera un long-métrage d’animation qui sortira l’année prochaine. C’est la première fois que je travaille pour un long-métrage d’animation, et c’est plus qu’un honneur, je fonds, littéralement, parce que je suis archi fan de son deuxième album que j’ai découvert qui s’appelait Galore. Depuis, je l’ai rencontrée et elle a accepté de collaborer avec moi à la musique de ce long-métrage. Je suis amoureux de sa musique et de son personnage, de ce qu’elle véhicule.

J’adore Oneohtrix Point Never, qui est un artiste américain complètement barré, qui d’ailleurs a bossé aussi avec Oklou, qui est une espèce d’Aphex Twin mais un peu plus émotionnel et qui travaille pour le cinéma, c’est vraiment un mec génial. J’avais aimé Disasterpeace qui avait fait la musique pour It Follows, un film d’horreur américain sorti il y a quelques années. Je trouvais que c’était une électro très précise, très violente, et en même temps hyper planante. Les mots me manquent, quand on me demande ce que j’écoute ou ce que j’aime aujourd’hui, je crois que je n’ai pas un rapport exactement comme ça avec mes contemporains. J’ai l’impression que je suis dans la découverte permanente, mais j’oublie instantanément tout ce que je découvre. C’est un peu particulier. Je crois que je suis aussi extrêmement habité par la création permanente et ça me met un peu à distance, quelque part, de ce que font les autres. Je n’écoute pas beaucoup ce que font les autres tellement je suis happé par mon propre désir d’être en création moi-même.

Vous aviez commencé un projet inspiré par Les Évangiles, Le Dodécalogue, vous en avez fait la moitié. Il est resté inachevé à la fermeture du label. Est-ce que vous pensez que vous allez le reprendre un jour? Est-ce que vous en avez envie ?

Rob : Non, parce que j’aime bien le caractère inachevé. Je trouve que ça se prête très bien à la liturgie. Ce qu’on aime dans les cathédrales, c’est quand elles sont à moitié abandonnées. L’incendie de Notre-Dame, c’était un des plus beaux événements de ces dernières années. C’est très beau de voir la foi s’ébranler. En cela, laisser Le Dodécalogue inachevé, même si ce n’était pas le projet initial, c’est beau. Je prends le destin comme il vient et je trouve que c’est très beau de se dire : « Voilà, on en reste là ». Je sais qu’il y a une frustration et par ailleurs, je crois beaucoup au pouvoir de la frustration comme un véhicule de désir. Mais la suite existe. J’ai régulièrement des demandes. Je me dis ce genre de choses parfois, que quand je serai vieux et que des jeunes viendront me chercher en me disant : « Mais attends, c’était génial ! ». Peut-être, alors, que je craquerai. Parce que j’aurai besoin d’argent.

Avec qui rêvez-vous de travailler?

Rob : Je ne suis pas fan dans la vie. J’ai particulièrement, je crois, une certaine aversion à l’idée de rencontrer des gens que j’admire parce que j’ai peur d’être déçu, je sais qu’il faut faire la part des choses entre la personne et l’œuvre, n’est-ce pas ? On l’a bien compris depuis quelques temps. Je ne tiens pas spécialement à savoir ce qui se passe dans la tête de Michael Nyman. Je le cite parce que lui, je l’ai rencontré. J’adore éperdument sa musique, mais, tout d’un coup, je me suis trouvé en face de lui et je n’avais rien à lui dire. Ça n’a aucun intérêt de dire : « J’adore ce que vous faites ». Ce n’est pas le début d’une conversation. Cela peut arriver si on est amenés à jouer ensemble. Il y a des personnes que j’ai appris à aimer après la rencontre, à comprendre leur œuvre, à rentrer dedans. Mais je ne formule pas le souhait de rencontrer une personne en particulier.

Et d’ailleurs, je n’ai aucun nom qui me vient spécialement en tête. Les plus belles œuvres de ceux que j’admire sont derrière eux. Je pense à Polanski par exemple. Il faut faire la part entre l’homme et l’œuvre, mais je n’ai aucune envie de travailler avec Polanski. Et pourtant, ses œuvres de jeunesse ont bercé et continuent d’alimenter mes fantasmes de cinéma. Pour autant, je ne me vois pas assis dans une salle de montage avec lui, je pense que c’est trop tard. C’est un autre sujet, mais si on parle de #MeToo, typiquement, j’ai le rêve un peu comme celui de Tarantino lorsqu’il assassine Charles Manson ou Hitler pour se venger de l’histoire. Je rêverais de réécrire l’histoire. J’aimerais que Polanski prenne la parole et dise : « Voilà ce qu’il s’est passé, je suis coupable. J’ai violé cet enfant et voilà ce que j’ai traversé. Je fais mon mea culpa et c’est important que les hommes puissants comme moi prennent la parole et ouvrent leur cœur pour dire que le monde doit changer ». Je rêverais qu’un Polanski fasse ça. Je me dis qu’il a le talent et l’intelligence suffisante pour le faire. Je suis déçu parce qu’il ne le fera pas.

Il n’aurait pas tourné J’accuse, mais Je m’accuse.

Rob : Mais exactement, il a fait J’accuse. Ça, c’est problématique. Il fait le réac. Et il ne bouge plus. On voit bien que le monde ne change pas.

Quelles sont vos envies ?

Rob : La reconnaissance du travail des femmes et de l’acceptation de l’altérité dans le monde du cinéma, dans le monde de l’art et dans celui des relations humaines en général, c’est quelque chose qui me touche aujourd’hui. J’ai 46 ans, je suis en pleine crise de la quarantaine. C’est un sujet qui me travaille, en tant qu’homme créateur qui a réussi, qui est reconnu aujourd’hui dans son milieu, qui prend une certaine place dans le débat. Je sens que c’est un devoir pour moi de prendre la parole. On m’interviewe aujourd’hui, on me pose des questions. J’aimerais dire : « Alors, mes confrères, chers hommes, soyons moins cons, cédons la place, ouvrons le débat, prenons moins de place et essayons d’ouvrir les portes ». J’ai un studio où j’accueille le plus possible d’artistes, des étudiants, des stagiaires, je propose les outils pour que quiconque a besoin de travailler puisse le faire, et j’essaie d’ouvrir les portes le plus possible et d’essayer, contrairement à ce que je fais là, de fermer un peu ma gueule pour que d’autres puissent prendre la parole. Je vois la chance que j’ai eu, moi, quand j’ai commencé. Je veux qu’aujourd’hui d’autres puissent la saisir.

Lou Leoty

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