Entre introspection, sincérité et lucidité, Salif Cissé parle du métier d’acteur comme d’un exercice de vérité. Formé au Conservatoire, révélé par À l’abordage de Guillaume Brac et désormais tenté par la réalisation, il présentait ces derniers jours au Festival de Namur Météors de Hubert Charuel. L’occasion de revenir sur son parcours, son intérêt pour l’identité et l’émotion, et l’envie d’inventer ses propres récits.

© FIFF Pascal Teise
Format Court : Il y a quelques années, tu as écrit et réalisé ton premier court métrage, Alliés, l’histoire d’un homme blanc qui se voit comme un noir devant son entourage d’amis blancs, après un voyage en Afrique. Comment est né ce projet ?
Salif Cissé : Il est né un peu par hasard. L’ancienne directrice du Conservatoire d’Arcueil m’a contacté pour faire une Masterclass de cinéma avec ses élèves. On voulait aller plus loin qu’un simple exercice, alors je me suis lancé un défi : écrire un court métrage en trois semaines. La particularité de ce projet, c’est que je n’ai pas choisi les comédiens — ils m’étaient imposés — mais j’ai eu de la chance, c’étaient exactement ceux que j’aurais aimés avoir. J’avais envie d’explorer mes thèmes de prédilection, les questions qui me taraudent le plus : l’identité, l’appartenance au monde, à une origine présupposée, la perception de soi. Là, je n’avais que des comédiens blancs en face de moi qui ne représentaient pas forcément ces questionnements, mais je me suis demandé : « Et si eux, ils portaient ces questionnements-là ? Comment est-ce que cela évoluerait ? ».
Le film est né de là, en m’inspirant aussi de Rachel Dolezal, cette femme blanche qui s’identifiait comme noire. Elle m’a fasciné pendant le Covid. À ce moment, il y avait beaucoup de questions de transidentité qui ont été mises au goût du jour, des questions pour lesquelles il n’y avait pas de réponses. J’ai voulu imaginer toutes les réactions possibles à ce type de situation. Et puis, comme souvent avec les courts métrages, j’avais très peu de moyens. On a tourné dans un appartement prêté, avec des amis. Je n’avais même pas besoin de toucher le décor. Ça a été une super expérience.
Tu souhaites réitérer l’exercice ?
S.C. : Oui, clairement. En fait, avant Alliés, j’avais déjà écrit un autre court, plus ambitieux, que je voulais tourner à New York. J’ai eu du mal à le financer mais il est toujours dans mes cartons. Ma carrière d’acteur avance vite, plus vite que mes désirs de réalisateur, mais j’essaie de développer les deux en parallèle. J’essaye de développer un long aussi. J’ai toujours voulu réaliser, bien avant de penser à jouer. Je ne savais pas que j’avais un talent pour la comédie, à la base. Ce qui me fascinait, c’était de comprendre comment une œuvre pouvait provoquer des émotions fortes.

« Alliés »
Tu avais cette curiosité très jeune ?
S.C. : Oui, vers 12 ans déjà. Pas forcément sur des questions d’identité — ça, c’est venu plus tard — mais sur la manière dont on crée de la peur, de la joie, de l’émotion. Le cinéma me semblait plus accessible que d’autres formes, comme le théâtre, à cet âge-là : j’avais accès à tellement de films…
Et pourtant, tu as fait du théâtre…
S.C. : Oui, un peu par hasard, à 18 ans, juste avant la fac. J’aurais pu complètement passer à côté.
Tu évoquais le Covid tout à l’heure. Comment as-tu vécu cette période ?
S.C. : Étrangement, plutôt bien sur le plan professionnel. Juste avant le confinement, j’avais écrit un court métrage, Couronnes, que j’ai fait réaliser par Julien Carpentier (ayant tourné La Vie de ma mère, NDLR). Le film a été sélectionné à Séries Mania car il était découpé comme une mini-série et a été pris dans la section Formats Courts— mais l’édition a été annulée à cause du Covid. Il est resté en ligne, et des professionnels l’ont vu. C’est comme ça qu’une productrice, Élizabeth Arnac (Lizland Films, NDLR), m’a contacté pour écrire sur une série. Donc, pendant le Covid, je me suis retrouvé scénariste malgré moi, à écrire dans ma chambre.
On t’a découvert dans À l’abordage de Guillaume Brac. Que t’a apporté cette expérience ?
S.C. : Beaucoup. Avec mes camarades, on sortait tout juste du Conservatoire, et d’un coup, on s’est retrouvé à tourner un long métrage. On avait fait du théâtre pendant trois ans, quasiment non-stop, avec beaucoup de projets, beaucoup d’intervenants. D’un coup, quelqu’un nous en a fait sortir. Je crois que 90% de scènes se passent à l’extérieur, c’est particulier. On nous a donné une sorte de formation ciné express, et en même temps, on n’avait pas le temps de se former. Il fallait justement donner, fournir une matière, c’était fou comme expérience. Guillaume travaille dans une forme d’ultra-réalisme, presque documentaire. On nous demandait de tout lâcher — les techniques, les automatismes — pour exister simplement devant la caméra. C’est une expérience fondatrice.

« À l’abordage »
Ça s’appelle le lâcher-prise. Est-ce que tous les projets le demandent ?
S.C. : Pas toujours au même degré. Chez Guillaume, c’était extrême : on était à l’os de ce qu’on est. L’équipe était très réduite. Sur d’autres tournages, avec des équipes nombreuses et beaucoup de caméras, il faut retrouver cette simplicité, ce calme qu’on a sur des projets plus petits, moins « industrialisés ». Ce qui est fascinant, c’est que sur un plateau, tout s’agite autour de toi, mais à l’instant où le mot “action” sort, tout disparaît. On ne voit plus que nous. Il faut alors se reconnecter à soi, comme un moine Shaolin (rires) !
Comment conçois-tu l’attente parfois longue entre deux projets ?
S.C. : C’est un milieu ultra-concurrentiel. On passe beaucoup de castings, on reçoit beaucoup plus de “non” que de “oui”. C’est comme vivre des déceptions amoureuses à répétition. Au début, tu crois que c’est toi le problème, que tu n’es pas “désirable”. Tu commences à t’attacher émotionnellement à certains projets, à certains rôles. Puis, tu comprends que le désir ne se contrôle pas, que ce n’est pas personnel. Si le désir n’est pas mutuel, ce n’est pas grave. Il faut apprendre à prendre de la distance, à vivre en dehors du cinéma, à faire des choses à côté. La vie ne s’arrête pas là. Moi, je vois des amis, j’adore la musique, je m’intéresse à d’autres choses. Si on ne se nourrit pas de la vie, on devient vite creux, vide. Ça me fait peur d’aller dans cette direction.
Est-ce que tu réfléchis néanmoins de temps en temps à cette notion d’envie, dans l’idée de travailler ou de te rapprocher de quelqu’un ?
S.C. : Quand je regarde mon parcours, il est très sujet à la sérendipité. Je ne cherche pas à susciter l’envie, le désir. Des fois, on se rencontre, des fois, on ne se rencontre pas. Je laisse les rencontres se faire naturellement. Quand on s’est rencontré avec Guillaume, j’ai senti qu’il y avait quelque chose d’intéressant dans sa démarche, on a vécu une expérience humaine unique. J’essaie vraiment de rester dans mon chemin, de faire des choses qui me font plaisir et de ne pas dénaturer mon désir en me projetant dans des choses que, de toute façon, je ne contrôle pas.

« Météors »
Dans Météors d’Hubert Charuel, un film plutôt sombre et sensoriel, tu joues aux côtés de Paul Kircher et Idir Azougli. Vous êtes tous les trois très différents en termes de jeu, de gestuelle, de proposition. Comment avez-vous constitué votre petite troupe ?
S.C. : Hubert voulait des comédiens qui ne se ressemblent pas — ni dans le parcours de vie, ni dans la nature de jeu. On a dû trouver un équilibre entre nos solitudes et notre alchimie. Il ne fallait pas douter une seule seconde que c’étaient des amis d’enfance. On ne s’est pas rencontrés forcément dans le travail, mais vraiment en tant qu’êtres humains. On a vraiment créé des liens hors tournage. Avec Paul, on est allé voir Idir à Marseille, on a partagé des musiques, des soirées incroyables. Il y a quelque chose de très naturel entre nous, c’est impossible de forcer quoi que ce soit. Passer du temps avec eux m’a donné envie d’en passer encore plus avec eux. Pour toi, le film est sombre mais on a que des souvenirs hyper positifs, on s’est éclaté. Pour eux, le jeu, c’est : « action, coupez ». Et puis, il y a un autre jeu qui se tend, c’est celui de la vie. Ils ont toujours envie de s’amuser, quand ils courent dans les champs, je les regarde en attendant qu’ils reviennent (rires) !
Tu as évoqué en début d’entretien l’identité. Est-ce que tu as l’impression que les curseurs bougent en termes de risques, de jeux, d’histoires dans le cinéma français ?
S.C. : Je pense que oui. Pendant longtemps, il y a eu ce faux débat, cette fausse croyance qui disait que les comédiens et comédiennes noirs n’étaient pas assez formés, que les personnes issues de la « diversité » ne seraient que prises en casting sauvage, brut. J’y ai cru moi-même. Je connais des comédiens incroyables de 40-50 ans, qu’on n’a pas laissés jouer, qu’on a relégués au doublage d’acteurs américains. Ils n’ont pas eu accès aux rôles d’aujourd’hui. La plupart d’entre eux me disent que ma génération a de la chance car on nous offre de la place, on bénéficie d’un espace plus ouvert. C’est dommage car ça aurait dû exister depuis bien plus longtemps. Hubert Charuel, par exemple, a vu une centaine d’acteurs pour Météors, dont une majorité de blancs. Il m’a choisi non pas pour ma couleur, mais pour ce que je proposais du personnage de Tony. Je n’ai pas forcément envie qu’on me prenne pour ma couleur. Je suis un acteur, je sais ce que j’ai à offrir : qu’on me donne juste la possibilité de défendre ce que je suis. C’est ça, la vraie égalité.
Propos recueillis par Katia Bayer