Plumes de Omar El Zohairy

Plumes ou l’anti-cinéma

Un écran noir, des pleurs incontrôlés, du feu ; un homme s’immole, en pleine zone industrielle. Telle est la première image du film Plumes, écrit et réalisé en 2021 par l’égyptien Omar El Zohairy. Cette semaine, Format Court s’associe avec l’éditeur Blaq Out pour faire gagner 3 exemplaires du DVD, contenant un entretien exclusif du réalisateur à Cannes ainsi que son court-métrage The Aftermath of the Inauguration of the Public Toilet at Kilometer 375.

© STILL MOVING, FILM CLINIC, LAGOONIE FILM PRODUCTION, KEPLER FILM, HERETIC. Tous droits réservés.

Le premier long-métrage de Omar El Zohairy, qui a reçu le Grand prix de la Semaine de la Critique 2021, a pour sujet un père de famille transformé en poulet suite à un tour de magie qui a mal tourné, et de la lutte de sa femme, Oum Mario, pour défaire le mauvais sort dans l’Egypte rurale contemporaine. De ce thème fantasque et mystérieux, dont le synopsis tient en quelques lignes, va se développer une fresque subtile du combat d’une femme pour son mari, et surtout pour sa survie. 

Le film peut déstabiliser ; les personnages sont tacites, toujours filmés de face en caméra fixe. La seule émanation de vie semble provenir de l’énergie des enfants, et de l’ambiance festive du début qui se conclut par l’incompréhensible absence du père lors d’une performance banale de magie, qui achève la scène en un silence lourd. Prenant complètement le contrepied des ouvertures classiques, les scénettes qui semblent s’ouvrir et se fermer s’apparentent davantage à du théâtre filmé, voire à des tableaux naturalistes, qu’à un long-métrage classique. Sobre mais assumée, la mise en scène du réalisateur fait le pari de s’éloigner le plus possible du cinéma. Pas de mouvement de caméra, pas de musique off, la caméra semble “posée là”, dans l’appartement miteux de la femme et de ses enfants. 

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Le rythme régulier du montage crée des bribes de récit, mettant tacitement au centre cette femme gérant la situation. Il va sans dire l’absurdité de la situation à laquelle elle est confrontée. Néanmoins, elle n’est jamais questionnée. Rien n’est dit, tout est montré. Et c’est bien de là que Plumes tire toute sa force. L’inquiétante étrangeté du récit décontenance, et surprend par ses rares et fascinants comiques de situation, notamment par les rituels mystiques pour faire revenir le père à son état initial. Citons notamment un long plan-séquence d’un homme léchant le poulet sous le regard désabusé d’Oum. 

Pourtant, la transformation du père se révèle être assez secondaire face aux difficultés économiques et sociales qu’Oum traverse pour subvenir aux besoins de sa famille. Car Plumes est avant tout une discussion sur l’état d’un pays qui, à l’image de ses décors décrépis, tombe en ruines. La police refuse de prendre sa plainte contre le magicien, le patron de l’usine où le père travaillait refuse de payer les indemnités car il n’y aurait pas de preuve de son décès, et rien n’est fait pour empêcher l’expulsion prochaine de la famille de leur logement, que la mère célibataire ne peut payer. Soldate solitaire d’un front hostile, Oum, également de par son habit blanc et son foulard bleu (rappelant les couleurs virginales) est une martyre des temps modernes, où l’importance de la survie ne laisse place à aucune parole ni spiritualité. 

Plumes propose également une réflexion sur le cadre cinématographique, où, à la manière d’Hou-Hsiao Hsien dans Les Fleurs de Shanghai, l’espace de la caméra n’enferme pas les acteurs, mais les laisse souvent déambuler, entrer et sortir, devenant leur champ libre et naturel de représentation. Ce choix de mise en scène est particulièrement remarquable, comme nous le souligne Omar El Zohairy dans son entretien exclusif visionnable dans le DVD. En effet, il développe qu’il n’a volontairement pas choisi de suivre les règles de la scénarisation classique, ni de la mise en forme esthétique de ce récit. Il soutient vouloir s’éloigner le plus possible de l’influence des autres films, créant ainsi un objet insaisissable inspiré de la photographie. 

Ses propos sur l’histoire sont tout aussi intéressants à analyser ; selon lui, le point central est que “la protagoniste ne réalise pas l’injustice de la situation”. C’est pour cette raison qu’elle ne l’intellectualise pas, ni ne la dramatise. Ce n’est pas qu’une histoire de patriarchie, mais la plongée dans la compréhension de ses sentiments de mère. On la comprend non pas dans sa réaction face à la transformation absurde de son mari en poulet, mais dans tout ce qu’elle a enduré pour parvenir à rester en vie, dans un pays où la police ne l’écoute pas, et où les élites l’exploitent. Sous toutes ces couches se trouve la poésie de Plumes

C’est cette même vision du cinéma que l’on retrouve dans  The Aftermath of the Inauguration of the Public Toilet at Kilometer 375 (La Suite de l’inauguration des toilettes publiques au km 375 en français), l’un des premiers courts-métrages du réalisateur tourné en 2014 et visionnable dans les bonus de la version DVD de Plumes. Dans ce film retenu à la Cinéfondation, un fonctionnaire éternue lors de l’inauguration en plein désert égyptien des toilettes publiques. De là, un processus kafkaïen va s’enclencher pour ce-dit fonctionnaire, qui tente de s’excuser de cette faute grave face au maire de son village. Les couleurs bleuâtres pâles s’allient dans cette même mise en scène immobile du cadre, filmant des personnages en plan moyen, jouant alors sur la perspective et la profondeur de champ. Le court-métrage est tiré de la nouvelle satirique de Tchekhov La Mort d’un fonctionnaire ; ses références littéraires se ressentent d’ailleurs. Si l’absurdité de la situation fait penser à du Ionesco, le refus de la dramatisation du récit rappelle davantage l’écriture blanche dans L’Etranger de Camus, qui refuse la dramatisation pour être, d’apparence, la plus neutre possible. Tout, dans l’attitude des personnages ou dans les décors, semble déshumanisé, si tenté qu’il y ait eu une humanité dans le traitement de ce fonctionnaire. 

Tout comme la lecture de ces auteurs déstabilise, ce court-métrage ainsi que Plumes dérangent, mais fascinent toutefois, notamment par la saisissante performance des acteurs, tous non-professionnels. Le visionnage de ces deux œuvres crée un univers cinématographique unique en son genre.  Plumes, particulièrement, est un de ces films que personne n’attend, et qui renverse les attentes de tout le monde dont le captivant regard du réalisateur sur son pays natal, tacite et complexe, nous fait attendre ses prochains films avec une grande impatience.

Mona Affholder

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