Adoration de Olivier Smolders

Le 11 juin 1981, l’étudiant japonais Issei Sagawa assassine sa camarade néerlandaise Renée Hartevelt dans son studio au n°10 Rue Erlanger, à Paris. Victime et bourreau se connaissaient. Sagawa demande à Hartevelt de lire quelques poèmes de Johannes Robert Becher dans un dictaphone, prétextant un devoir universitaire. Pendant ce temps, lui, se glisse dans le dos de la jeune fille avec une carabine 22 long rifle. Il l’abat d’une balle dans la nuque au moment où elle achève les derniers vers. Le coup de feu est enregistré sur le dictaphone. Au cours des trois jours suivants, fasciné par son propre forfait, Sagawa prend trente-neuf photos du corps, qu’il dépèce et dévore, s’adonnant à ses fantasmes cannibales longtemps refoulés. Trois jours plus tard, il est arrêté après avoir tenté de se débarrasser des restes. Rapatrié au Japon, profitant d’une expertise psychiatrique française qui le déclare pénalement irresponsable, ainsi que des relations de son père – un riche industriel – il sera rapidement remis en liberté. Narcissique, il ne cessera jamais, depuis, d’attirer l’attention sur son affaire, écrivant romans et autobiographies, devenant l’égérie publicitaire d’une chaîne de restaurant, ou jouant un second rôle dans le film de Hisayasu Satō, The Bedroom (1992), inspiré des Belles Endormies de Yasunari Kawabata. Onze ans plus tôt, au moment de son crime, Sagawa préparait justement un mémoire sur ce même livre, racontant l’histoire d’une maison close très particulière, mettant à disposition de vieillards impuissants des jeunes femmes nues plongées dans un profond coma.

En 1987, le belge Olivier Smolders entre dans sa trentaine. Il a déjà réalisé Neuvaine (1984) et L’Art d’aimer (1985), deux courts-métrages étudiants qui ne lui ont pas encore valu de sortir de l’ombre. Fasciné par la personnalité hors norme de Issei Sagawa et les détails insolites de son crime, il choisit d’adapter son histoire à l’écran. Il ne doute pas que le criminel lui-même, en quête de reconnaissance, et grand amateur de lettres autant que de cinéma, applaudisse l’initiative. C’est ainsi qu’il réalise Adoration, version extrêmement stylisée, en noir et blanc, du fait-divers. Dans une chambre blanche, presque dépourvue de meubles, un jeune homme asiatique se filme avec une caméra 8mm. Quasiment muet, le film n’est bercé que par les bruits de la machine. Une femme entre. Les deux protagonistes semblent se connaître. L’homme enregistre la femme réciter deux poèmes dans un dictaphone. Il s’agit de la seule scène « parlante » du métrage. Tout au long du tête-à-tête, l’homme ne cesse de regarder le spectateur à travers sa caméra. À la fin de la seconde récitation, il se glisse dans le dos de la femme avec une carabine, et lui tire dans le cœur. Sans suspense, la seconde partie du film présente une version cérémonieuse jusque à l’absurde des étapes de démembrement et de dévoration.

Sur le papier, l’œuvre de Smolders reste extrêmement fidèle au fait dont il s’inspire, du moins aux informations ayant filtrées, à l’époque, dans les journaux. L’appareil photo y est remplacé par une caméra, la poésie allemande par de la poésie française, et la balle dans la nuque par une balle dans le cœur… Autant de détails infimes qui ne varient que peu du déroulement de l’affaire. Et pourtant le film n’a rien, mais rien du tout, qui pourrait le lier à une quelconque réalité. Les choix que Smolders fait sont radicaux, à commencer par son désir de comparer l’exécution de Renée Hartevelt à une forme de rituel religieux. La liturgie catholique en effet, via l’eucharistie et le mystère de la transsubstantiation, a, depuis ses origines, toujours été tachée par une certaine forme d’anthropophagie métaphorique, que l’on pourrait lier aux rites orphiques et dionysiaques de la haute Antiquité. Les circonstances particulières que le cinéaste belge choisit d’adapter à l’écran sont toutes invraisemblables, et, sans plus d’informations sur l’affaire, il serait aisé de les prendre pour de simples décisions symboliques cohérentes avec une démarche surtout allégorique de l’artiste. En se concentrant sur l’extraordinaire – notamment la lecture des poèmes et l’exécution surréaliste de la victime – sans montrer un instant les intervalles de réalité concrète, la vérité des gestes, les moments de banalité, Smolders recrée le meurtre de Sagawa tel que, sans doute, celui-ci l’a fantasmé. Tout devient parfait, fluide, millimétré. Il n’y a plus d’hésitation, il n’y a plus de ratés, et la boucherie elle-même paraît étonnamment propre. Le crime devient le rituel sublime qui a certainement existé dans l’imaginaire du tueur. Sagawa devient le hiérophante sacrifiant l’agneau christique, et se nourrissant de sa pureté. Ainsi, c’est délibérément que Olivier Smolders donne au premier morceau de chair avalée par le cannibale l’apparence d’une hostie.

Mais la déréalisation ne vient pas seulement de cette recréation cultuelle des étapes et des gestes. Le film est emprunt d’un minimalisme glacial. Les cadrages sont parfaitement symétriques. Le lieu unique du récit ne ressemble en rien à une véritable chambre d’étudiant, mais plutôt à un compartiment de laboratoire, à une cage vide ou à un décor de théâtre. Les rares objets présents sont harmonieusement disposés dans l’arrière-plan. Olivier Smolders prend la nationalité du tueur pour prétexte, se laissant inondé par ses influences japonaises. Nous retrouvons un peu du cinéma de Yasujirō Ozu ou de Kiju Yoshida. Nous retrouvons l’épure des haïkus, ou des estampes japonaises qui, en quelques traits gracieux, en quelques dégradés de couleurs primaires, rendent compte des variations de lumière et du passage des saisons. La messe chrétienne devient une cérémonie du thé : chaque mouvement, chaque regard, chaque son, tout est finement calculé, poli par des siècles de tradition, chaque effet est prédit et maîtrisé. Évidemment, ce japonisme exacerbé pourrait, selon les spectateurs, s’avérer plus ou moins caricatural. Reposant sur peu de choses, sinon la passion de Smolders pour les arts nippons, et l’identité de son protagoniste, un anachronisme moral pourrait voir dans l’imagerie de ce film une forme d’appropriation culturelle, ou bien un orientalisme parfois maladroit. Cette lourdeur s’exprime notamment dans une conclusion assez convenue – et malheureusement bien moins insolite que celle de l’incident originel – que Smolders qualifie lui-même « d’erreur de jeunesse ».

Deux ans avant la sortie d’Adoration, en 1985, le mangaka Hideshi Hino, spécialisé dans le genre ero-guro, offrait au cinéma un violent uppercut, avec le moyen-métrage Flowers of Flesh and Blood. Les deux films, sortis à la même période, ont un certain nombre de points communs troublants. Les deux sont inspirés d’un fait-divers réel, d’un crime commis, chaque fois, par un Japonais (ce qui semble assez évident avec le métrage de Hideshi Hino), et présentant d’ailleurs, dans les deux cas, certaines caractéristiques singulières propres à la culture nippone. Dans les deux cas, le tueur, un homme, se filme face caméra, prenant le spectateur à témoin de son meurtre. Dans les deux cas, ce même tueur éprouve une sorte de fascination pour sa victime, qui confine à l’expérience de l’art, au sacré, ou à l’amour. Dans les deux cas, l’homicide est ritualisé, et donne lieu à un démembrement méthodique, avant de dériver vers l’anthropophagie (ou, du moins, vers le vampirisme). Dans les deux cas, le meurtrier garde un souvenir de sa victime : un enregistrement audio dans le film de Smolders, des fragments de corps dans celui de Hino. Chaque fois, la cérémonie de mise à mort est au cœur du film, comme si une telle vision pouvait suffire à composer un tableau cinématographique, sans qu’il ne soit besoin de récit, de dialogues, de propos ou d’une quelconque narration. Les différences entre les deux œuvres sont pourtant majeures : quand le film belge, se voulant japonisant, se teinte d’un minimalisme, d’une maîtrise, d’un refus du spectaculaire, et d’un art de l’ellipse qui confinent à l’élégance, le film authentiquement japonais, lui, fait le choix d’un gore outrageant, repoussant les limites de son époque en la matière, le tout filmé dans un style documentaire à l’aide d’une caméra 8mm. Les deux métrages semblent offrir deux versions de la même abominable scène, et même plus que ça, deux versions fantasmatiques du même meurtre par le même tueur. Quand l’un s’attarde sur la perfection mécanique, idéalisée, de la cérémonie, l’autre se concentre sur la réalité organique de l’équarrissement, et sur la jouissance morbide du dépeceur.

Smolders conteste avoir jamais eu connaissance d’un tel film. Peut-on en conclure que les deux auteurs, loin de se plagier l’un l’autre, ont simplement su transposer à l’écran les peurs et préoccupations d’une époque ? Depuis la sortie du film Snuff, sorti en 1976 (remontage du film The Slaughter, de Michael Findlay, par Carter Stevens), le concept de snuff movie – c’est à dire de film montrant une exécution réelle pour les besoins voyeuristes d’une clientèle avide de sensations fortes – s’est fortement ancré dans la culture populaire. Depuis, nombre de criminels semblent avoir imité les héros de Flowers of Flesh and Blood ou de Adoration. En 2012, le Canadien Luka Rocco Magnotta, dépeçait et démembrait son amant d’un soir, Lin Jun, devant une caméra. Sitôt l’acte consommé, il publie sa vidéo sur internet sous le nom 1 Lunatic 1 Ice Pick. Ce court film n’est malheureusement que la version réalisée des visions artistiques de Hideshi Hino ou Olivier Smolders. À une époque où le narcissisme des masses prend des proportions absurdes – notamment du fait de l’essor des réseaux sociaux, des téléphones portables, des selfies, etc – ce genre de phénomènes explose, inondant internet et les chaînes d’information. Si tel psychopathe partagera son forfait, ou tel terroriste ses exploits meurtriers, l’individu lambda, lui, ne pourra s’empêcher de sortir son portable au moindre accident, au moindre suicide, à la moindre scène choc qui croisera sa route. Des visionnaires comme Olivier Smolders, Hideshi Hino, Carter Stevens, ou Ruggero Deodato ont depuis longtemps prédi l’avènement de cette société. Et c’est pourquoi, sans doute, Adoration fascine encore aujourd’hui.

Car il fascine. Et c’est peut être même la seule réalisation de Smolders – avec, sans doute, Mort à Vignole (1998) – qui, après toutes ces années, continue à susciter interrogations, répulsion, et débats houleux. Dans les années 2000, le public a pu redécouvrir le court-métrage sulfureux grâce à deux éditions DVD : Exercices Spirituels en 2001, édité par Les Films du Scarabée (la société de production de Smolders lui-même, et de sa famille), réunissant les dix premiers films du cinéaste, et le beaucoup moins officiel Cinema of Death, en 2007, orienté vers la niche des amateurs de cinéma underground, et regroupant, aux côtés d’Adoration, des films tels que Le Poème (Bogdan Barkowski, 1986) ou Pig (Nico B., 1998). Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui connaissent la saisissante adaptation de l’affaire Sagawa, tout en ignorant l’identité de son auteur. Déjà scandaleux à l’époque de sa sortie, nous aurions pu croire que le temps effacerait sa capacité sidérante. Il n’en est rien. Le public le plus large, souvent imperméable aux expérimentations labyrinthiques d’un cinéaste marginal tel que Smolders, reste captivé par la proposition simple mais forte d’Adoration. D’une certaine façon, ce court-métrage étudiant a les défauts de ses qualités, invisibilisant en partie l’œuvre du professeur de lettres passionné de cinéma. La figure du cannibale Issei Sagawa aura inlassablement poursuivi ce dernier, suscitant la polémique à chaque nouvelle mention, projection ou ressortie du film. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de retrouver l’ogre nippon sous la forme d’une poignée de portraits photographiques dans l’un des derniers-nés d’Olivier Smolders : La Légende Dorée (2014). Dans la même film apparaît un photogramme d’Adoration. L’interprète de Sagawa, Takashi Matsuo, nous y fixe une dernière fois, vingt-sept ans après son hivernal éloge de l’anthropophagie, de son œil profond et vide.

Virgile Van de Walle

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