After de Łukasz Konopa

Des gestes qui retournent l’Histoire

Tondre l’herbe. Ramasser les poubelles. Laver des chaussures. Sourire devant un appareil photo. Tant de gestes banals reproduits par des anonymes. Et pourtant. Des gestes accomplis dans un lieu loin d’être anodin : les camps de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.

Tondre l’herbe, belle couverture verte dissimulant l’ancienne et humiliante boue. Ramasser les poubelles des visiteurs multinationaux. Laver les chaussures des déportés. Sourire devant un appareil photo, comme si on voulait provoquer l’actualité dans l’odeur lointaine de la mort passée. Des mouvements devenus si étranges lorsqu’ils sont produits dans un contexte où l’autorité des uns sur les autres faisaient autrefois de la faim, de l’épuisement physique, de l’humiliation morale et de l’extermination, une norme quotidienne.

Ce sont ces mouvements répétés que le réalisateur polonais Łukasz Konopa décide d’exposer dans « After » (2012), présenté au festival Filmer à tout prix. Un court-métrage documentaire à la puissance insoupçonnée dont chaque geste-image, plutôt chaque réflexe d’être humain contemporain, fait se retourner l’histoire sur elle-même.

À l’intérieur du dehors

« After » se compose d’une série de plans fixes, principalement filmés à l’extérieur dans les allées du camp d’extermination d’Auschwitz II-Birkenau et de quelques plans intérieurs du musée aujourd’hui situé dans l’ancien camp de concentration d’Auschwitz I. N’usant d’aucun commentaire, le film de Łukasz Konopa ne se donne pas pour tâche d’expliquer; il montre comment ce lieu “vit” dans le temps présent. La mise en scène insiste d’abord sur la propreté et le rangement : les employés du mémorial tondent l’herbe, lavent les tas d’objets exposés (lesquels étaient appelés « Canadas » dans l’argot du camp) et remplacent les poubelles. En somme, les gestes répondent aux normes sanitaires aujourd’hui en vigueur. Ne seraient-ils pas également un étrange écho à l’illusoire rhétorique de l’ordre et de l’hygiène développée par les Nazis dès 1933 ? Aussi ces opérations ritualisées sont-elles autant de rappels inversés de la saleté et du désordre réels qui régnaient en ces mêmes lieux entre le 14 juin 1940 et le 27 janvier 1945.

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Puis, la mise en scène se pose sur les visages des visiteurs, ceux que les agences de voyages nomment “touristes”, venus de tous les continents. Ceux-ci écoutent, marchent (parfois drapés dans des symboles nationaux), s’arrêtent devant l’allée principale pour se faire prendre en photo. Là, on s’arrête et on sourit comme si on était devant la Tour Eiffel ou le temple de Louxor. On entend crépiter les flashs. Or, rien dans ce lieu — où moururent 1,1 million d’êtres humains — ne prête à l’exaltation. Une nouvelle fois, l’histoire se retourne : aux mouvements ordonnés et ininterrompus des déportés (partant quotidiennement pour le labeur ou pour les chambres à gaz), se substitue la présence sporadique, parfois statique, et éclatée des visiteurs. Preuve que du temps a passé. Preuve que la mémoire n’est plus aussi retenue par l’horreur. Preuve également, sans doute, d’un rapport virtualisé à la réalité.

Il semblerait qu’à partir de ces sourires photographiques, on aperçoive un renversement de comportements : la valeur de la “visite” en soi apparaît plus importante que la valeur d’“exploration” et de “mémoire”. Se prendre en photo signifie donner une preuve d’un passage, même si le lieu restera à tout jamais qu’une surface aux traits vagues dans la tête de celui qui est pris, mais non le signe d’une appropriation, voire — dans le cas précis d’Auschwitz — d’une épreuve. L’histoire du lieu, ce qui a pu se passer là quelques décennies plus tôt, tend à s’estomper au profit d’une objectivation touristique — ou une symbolisation (le lieu doit être lavé, chaque objet bien mis à sa place d’objet-témoin, des objets au sens si figé qu’il n’est plus saisissable, niant par là même le temps) — autant que d’une délocalisation de l’expérience, faisant du moment de la prise du cliché le point du souvenir (et non l’approche lente du sens de l’espace environnant). C’est ce qu’on pourrait nommer la virtualisation du témoignage; signe d’une auto-démonstration écranique destinée à évoquer sans questionner, à surprendre sans vraiment déstabiliser. L’archivage photographique ne semble plus servir à témoigner du passé mais à donner aux êtres contemporains la certitude d’être vivants.

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Néanmoins, se refusant à toute caricature, « After » montre aussi que les camps demeurent un lieu de recueillement indispensable. On voit, par exemple, de jeunes israélites prier en souvenir des disparus. De plus, le lieu retrouve une certaine solennité quand les allées se vident, que le silence se fait à nouveau.

Nous ne vieillirons pas ensemble

Cela dit, le temps a du mal à passer, même si les centaines de milliers d’êtres tués et exterminés dans les camps d’Auschwitz continuent de faire entendre leurs précieuses voix à travers ceux qui ont survécus. Łukasz Konopa montre dans « After » qu’on a probablement dépassé un cap dans la manière de considérer l’histoire des camps. La structure globale du film semble une ronde autour de l’idée de conservation : du maintien des espaces verts et la conservation des objets, on passe à la conservation des visages — non pas de ceux qui sont morts mais de ceux qui, bien vivants, visitent les lieux de l’extermination. L’être contemporain se conserve dans l’image, se publie, autant qu’il oublie et qu’il s’oublie. Visiter Auschwitz serait-il devenu « cool »? Cela ferait trop plaisir aux institutions du loisir, prêtes à tout pour déchirer l’intimité évidente qui relie un territoire et l’histoire des hommes qui le traversent. Donnant la primauté au silence et à l’observation, le court-métrage « After » donne à voir un « présent-après » étrange, diurne et ritualisé, un monde éclatant où tout de même quelque part résonne un cri, à la fois familier et presque inaudible. Un cri sans fin.

Mathieu Lericq

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