Chienne d’histoire de Serge Avédikian

« Voyez les chiens : (…) Leur décision de nous admettre les force d’habiter, pour ainsi dire, aux confins de la nature qu’ils dépassent constamment de leur regard humanisé et de leur museau nostalgique. » – R. M. Rilke

Récompensé de la Palme d’or à Cannes cette année et présenté au festival Côté court cette semaine, « Chienne d’histoire » du réalisateur français Serge Avédikian explore la mise à mal du rapport bienveillant établi entre l’homme et le chien. L’animation se met au service de l’Histoire pour exprimer l’indicible, un véritable canicide.

Interpellé par « la nature perverse des rapports entretenus par les Européens et les Turcs » à l’époque, Serge Avédikian dresse un portrait animé de Constantinople en 1910, à la veille de la chute de l’empire ottoman. Contrariés par la trop grande présence canine dans les rues de la capitale, les officiers du régime « jeune-turc » font appel à des experts européens pour trouver une solution. Peu séduits par la proposition élaborée par l’Institut Pasteur de construire des abattoirs hors de la ville, ils optent pour une déportation en masse des canidés sur une île où l’espèce la plus dépendante de l’homme sera livrée à elle-même.

Récit minimaliste, sans dialogue et sans personnages vraiment définis, « Chienne d’histoire » s’inspire entre autres de L’île aux chiens de Georges Goursat (dit Sem) et des Chiens d’Istanbul de Catherine Pinguet (avec qui Avédikian a réalisé un documentaire live-action sur ce même sujet). Rappelant le fameux conte du dératiseur médiéval, le Joueur de flûte de Hamelin, cette animation courte se présente telle une succession de tableaux. Les aquarelles du dessinateur Thomas Azuelos montrent les chiens et les humains comme des silhouettes. La palette visuelle est enrichie par une polychromie qui oppose l’impressionnisme doux et onirique des cartes postales d’Istanbul de l’époque et l’expressionnisme sanglant et dantesque des images de l’enlèvement des chiens. Ce travail de l’image est renforcé par une partition sublime, signée Michel Karsky, cauchemardesque et hautement expressionniste, elle aussi.

Subtil et mesuré, Avédikian construit habilement son récit sur la base d’un jeu scopique délibéré : l’échange de regards parlants entre un gardien et une chienne, les photographies et les croquis de la meute désespérée faits par des touristes horrifiés, jusqu’au plan de la « colline de chiens » entourée d’une flopée de rapaces. Ces images interpellent le spectateur et le placent malgré lui comme témoin de l’atrocité, témoin d’une scène qui lui apparaît inévitablement comme métaphore d’une autre extermination, humaine cette fois-ci, qui surviendra dans l’empire à peine cinq ans plus tard.

Adi Chesson

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