Bande à part
La future fille du ciel vole. Dans un supermarché. Seule, elle se fait attraper. En plein vol. Ce n’est que par l’entremise d’une jeune femme inconnue, qui fait diversion, qu’elle peut s’échapper. Voilà comment débute le premier long-métrage de Bérangère McNeese, film de sororité, d’une bande de filles, dans lequel la débrouille et l’entraide font communauté, à la marge. Héloïse, qui a fugué de son foyer, et qui a de sérieux airs de Stefania Sandrelli, se retrouve invitée à intégrer la communauté de Mallorie, son bébé et de deux autres jeunes femmes qui vivent ensemble. Les filles du ciel s’envisage dans le prolongement du court-métrage Matriochkas dont la cinéaste poursuit le travail sur la maternité précoce et la cellule familiale dysfonctionnelle. Elle fait appel à nouveau à la même actrice, Héloïse Volle, dans une seconde histoire de petite poupée qui en abrite une autre, métaphore d’une maternité juvénile. Si le concept demeure, la différence tient à la disparition de la mère au profit d’un trio de jeunes femmes. La séquence du coup d’éclat face au médecin qui esquisse l’idée d’un avortement reste sensiblement la même. Au sein du long-métrage elle devient la matrice d’un collectif qui a pris corps sur l’individu tandis que dans Matriochkas, c’était l’idée d’une reproductibilité de l’histoire familiale, fatum incontournable. Présenté à Saint-Jean-de-Luz, Les filles du ciel remporte trois prix : le Grand Prix du jury, le Prix d’interprétation pour ses quatre actrices et enfin le Prix du jury jeunes.

« Les filles du ciel »
C’est la grande force de ce film que celle de parvenir à faire émerger non seulement un groupe cohérent mais une société parallèle, dans laquelle normes et usages prévalent. Il faut ainsi mettre en commun tout l’argent gagné, dans un grand pot transparent. Il y a des valeurs : on laisse sa place aux personnes âgées dans les transports. Il y a aussi des rituels tacites, singuliers. Comme celui de taper en sautant la photographie de Madonna issue de Recherche Susan Désespérément, en haut de l’encadrement de la porte. Comme pour se porter chance, ou plutôt, pour passer déjà dans le registre de la performance. Puisque ces filles du ciel, à l’exception d’une qui est caissière dans un supermarché, massent des hommes tous les soirs en boite de nuit, en comptant sur les pourboires. Elles troquent ainsi leurs éclats de rire pour des moues séductrices, leur bagou et leur culot deviennent des outils de travail.
Leur proximité est telle qu’une homosexualité latente s’en dégage. Mallorie vole un bijou pour Heloïse, l’enjoint à garder l’enfant qu’elle attend, prend son bain avec elle jusqu’à une scène très troublante d’étreinte peau contre peau. L’une des filles de l’appartement est d’ailleurs lesbienne. C’est en clair, l’histoire d’un groupe de femmes qui a fait abstraction des hommes, en lutte contre le patriarcat, comptant sur une sororité exemplaire pour affronter les douleurs et les injonctions qui pèsent contre les femmes. Les filles du ciel, ou du haut d’un toit d’immeuble, l’observation d’un monde vu des airs, comme les anges des Ailes du désir. La précipitation sur terre n’a pour intérêt, ici, que celui d’alimenter et de préserver la bulle, le groupe, une société qui ne dépendrait pas des hommes. On croit à ce cocon féminin en particulier parce que les actrices jouent avec beaucoup de liberté, d’instinct, certainement guidées en cela, pour leur quête du personnage, par Bérangère Mcneese qui est aussi actrice et qu’on retrouvait d’ailleurs dans un autre film de la sélection, Sans Pitié de Julien Hosmalin. C’est par ailleurs en faisant le choix de s’arrimer aux corps et aux visages de ses actrices qu’elle réussit le mieux à faire exister cette sororité. En ne faisant que très peu exister les lieux, souvent souterrains, mal éclairés ou rouges de néons, villes inconnues, pour se recentrer de manière exclusive voire étouffante sur ses personnages. Elle érige ainsi, plastiquement, le groupe comme unique repère esthétique et moral.

« Matriochkas »
À l’exception du jeune serveur de la discothèque, les hommes oscillent entre violence et absence. Héloïse vit une relation d’emprise par son éducateur, Mallorie a élevé son bébé seule, et les vigiles, le patron de la boîte de nuit, ne lésinent ni sur les pots de vin, ni sur les coups de sang. Les violences faites aux femmes, c’est peut-être là le point de départ de la formation de cette communauté repliée sur elle-même. Comme le dit Mallorie : “ La vie c’est Jurassik Park : soit t’es un tyrannosaure, soit t’es une chèvre.” Leur tribu part en croisade, en guerre, non pas tant contre les hommes que contre ce qu’ils les empêchent d’obtenir. C’est ici que le maquillage rouge apposé à Héloïse devient une forme de peinture de guerre. Mallorie en parlant de son accouchement et de la puissance du corps féminin, énonce une phrase à double-tranchant : “ Ton corps il est fait pour prendre des coups.”, et n’hésitera pas à sacrifier sa chair pour être molestée à la place d’Héloïse. Cette grande maturité, cet engagement forcené dans le collectif, n’éludent ni la tension entre l’individu et le groupe, ni une forme d’insouciance pas tout à fait dégagée de l’enfance. Elles aiment tout ce qui brille, les manèges, les churros, les fringues clinquantes. Et à les voir toutes unies, enlacées contre Héloïse dans un plan sidérant, on mesure tout ce qu’il manquait à la flamboyante strip-teaseuse Anora, l’héroïne de Sean Baker : une bande à part.