Braguino de Clément Cogitore

Oraison et menaces

Braguino, de Clément Cogitore, sélectionné au festival de Clermont-Ferrand, s’ouvre sur le récit de plusieurs rêves. Un homme, qu’on découvrira plus tard comme étant le père de la famille Braguine, Sacha, raconte un départ, l’abandon d’un lieu. Quelques plans elliptiques, filmés en VHS, montrent des êtres au milieu de paysages naturels. Leurs silhouettes sont comme paralysées par cette voix nostalgique qui place les images dans un temps révolu, définitivement passé. Ce n’était qu’un rêve mais qui ignore encore que les rêves contiennent nos angoisses les plus immédiates?

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C’est à partir de cette inquiétude première que le récit se déploie vers la découverte de ce lieu unique, au beau milieu de la taïga sibérienne, qui pourrait presque constituer une destination touristique attrayante malgré les millions de moucherons et la complexité du voyage y parvenir. La famille Braguine expérimente ici une autarcie communautaire fondée sur le respect de la nature, loin des excès de la civilisation que Sacha a décidé de quitter. Depuis tous les enfants sont nés là-bas. Ne chassant que ce dont ils ont besoin, produisant les ressources nécessaires à leur subsistance, ils ne manquent de rien.

Le tableau utopique pourrait s’arrêter là. Mais quelque chose se dérobe. C’est ce qui vient à l’esprit du spectateur à mesure que le montage s’aiguise. Des images noires viennent régulièrement s’intercaler entre deux plans du film, le son et l’image, souvent, se dissocient : Braguino devient petit à petit une expérience de bifurcations, d’intervalles, de mystères. Le flou converge quand même vers une menace réelle : les Kiline.

À quelques mètres de là vit en effet une autre famille qui entretient un conflit ouvert avec les Braguine pour une ancienne histoire de partage de terres. Une barrière coupe le lieu en deux, et il est formellement interdit qu’un membre d’une famille passe de l’autre côté. Ainsi, l’unité organique des Braguine côtoie l’altérité radicale des Kiline qui ne sont jamais approchés ni par les Braguine ni par la caméra. Pourtant, ils hantent littéralement les images : relevant presque du fantastique, leur présence est lointaine, énigmatique, comme s’ils venaient d’un autre monde.

Cette famille voisine est d’autant plus gênante qu’elle est liée à des braconniers qui ont acheté le territoire de chasse des Braguine selon des modalités vraisemblablement proche de la corruption. Les envahisseurs chassent le plus de gibier possible dans une logique de profit, puis repartent. Là, réside la rupture majeure avec le mode de vie des Braguine : ils considèrent la forêt comme un lieu de passage où ils peuvent tout anéantir.

L’imprécision des ombres qui se fondent dans la nuit, les aboiements d’un chien entre les arbres, tout devient suspect, étouffant, souterrain. Et la menace, qui semble toujours planer au-dessus des arbres ou sourdre des matières, est toujours implacablement liée à la présence des Kiline, si proches et si insaisissables. Ainsi les formes n’ont de cesse de glisser, tout au long du film, vers un envers nocturne, inhumain.

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Parvenu à ce point de renversement, il paraît essentiel de voir ce qui dépasse ce pessimisme, outre le glaçant, outre le noir. Sans repère, il ne reste plus qu’à reconstruire le lien, entre les lignes, entre les plans, dans les intervalles.

Le regard de Sacha constitue la première barrière au dérèglement cauchemardesque. C’est aux premiers abords un regard apaisé, rassurant. Arpentant sereinement la taïga ou ses fleuves, il chasse, dépèce, chante aux oiseaux, et ne se lasse jamais de contempler les clartés forestières. Pour lui, la taïga est un être vivant à part entière, d’une beauté rare qu’il faut préserver contre la brutalité capitaliste. Ce qui fait que ce paisible village se transforme rapidement en zone de guerre où se met en place un réseau d’écoute électronique pour espionner les conversations des uns et des autres.

C’est là qu’entre en jeu la seconde modalité de son regard: la lucidité. Face à la situation insoutenable que devient la leur, Sacha est conscient des possibilités concrètes de résistance. Le film nous rappelle au passage qu’il n’y a pas, dans un contexte mondial de contrôle territorial et de marchandisation de tous les rapports au monde, d’échappatoire utopique sans lutte collective.

L’image joue également un rôle primordial. Car dans un territoire en lutte, il n’y a pas de position neutre pour le réalisateur. On est dans un camp où dans l’autre, sans effacement possible. Être avec les Braguine signifie ici être contre les Kiline et les braconniers corrompus. Mais davantage que la simple présence, c’est l’image qui vient témoigner, bousculer les processus de domination. Comme au moment de la discussion houleuse entre un jeune adulte des Braguine et les braconniers, où l’un d’eux ordonne de couper la caméra. D’ailleurs après avoir obéi, le réalisateur choisit de continuer à capter le dialogue grâce au son. Il s’agit donc de révéler ce que les puissants cherchent à masquer.

Cependant, la caméra n’est pas systématiquement dans cette position offensive. Car le réalisateur met en scène dans un même mouvement le conflit politique réel qui occupe ce territoire et l’indétermination essentielle des visions humaines, peuplées de rêves et de jeux spontanés où les garçons imitent des ours entre les branches et où les filles s’éprennent des canards qu’elles sont en train de déplumer. L’engagement politique ne se substitue jamais vraiment à l’exploration d’un monde. Car au delà de toute formalisation du conflit, il y a des êtres, des relations et des pratiques, tout ce qui constitue un rapport au monde singulier : c’est bien à partir de la richesse de ces vies que la position politique s’intègre naturellement au récit.

Braguino est le récit d’une éclipse où la lumière d’une famille est lentement gagnée par le voile obscur de menace qui s’étend du côté des Kiline puis dans la forêt investie par les braconniers. «Bientôt, ce sera la guerre» affirme Sacha vers la fin du film. Mais n’oublions pas que cet éclat lucide nous ramène peu après dans la nuit, où des conversations ennemies sont captées par les appareils d’écoute des Braguine, où une résistance nerveuse s’organise. Car à armes inégales, c’est l’inquiétude qui hante toujours la nuit, qui ronge encore les rêves.

Thibaud Fabre

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Article associé : l’interview de Clément Cogitore

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