Édouard Deluc. Filmer l’Argentine, localiser Kim Basinger et sonder l’absolu

Il y a sept ans, un touche-à-tout tout nommé Édouard Deluc découvrait Buenos Aires, et revenait en France, stimulé par l’accueil de ses habitants, la beauté de sa ville, et l’envie d’y poser un jour sa caméra. Quelques années plus tard, une nuit de débauche hivernale à Pékin avec son grand frère lui inspira « ¿ Dónde está Kim Basinger ? ». Cette balade en noir et blanc dans une Buenos Aires musicale, drôle et follement torride, récemment récompensée du Grand Prix national et du Prix Canal + à Clermont-Ferrand, est en lice pour le César du Meilleur court métrage. Entrevue….

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Quel a été ton parcours avant ce film ?

J’ai fait une licence d’art plastique, puis les Beaux-Arts à Paris-Cergy, une école un peu avant-gardiste dans les années 90-95. À l’époque, je faisais des clips pour mon groupe de rock, de la photo, un peu de peinture, et des courts en super 8. Je mélangeais les pratiques. Après, petit à petit, j’ai travaillé pour la télé pour gagner ma vie, tout en continuant à écrire des courts métrages et à faire des clips, et ensuite, j’ai fait des pubs.

À cette époque-là, y avait-il des films dont vous parliez, des films dont vous débattiez aux Beaux-Arts ?

Comme ce n’était pas une école de cinéma, on ne parlait pas seulement de films. Les cours de cinéma ne me convenaient pas. Personnellement, j’étais plus à l’aise en cours de rythme, de vidéo. J’avais bien mon panthéon de films cultes, mais je n’étais pas vraiment prêt à en débattre (rires)! Les films qui m’ont nourri et construit, je ne les partageais pas beaucoup à l’école. Ma culture cinéphile, je l’ai entretenue seul en regardant des cassettes et en prenant beaucoup en photo les films que j’aimais.

Comment ça ? Tu prenais en photo ton écran ?

Oui. Je découpais souvent les séquences. Par exemple, j’ai mitraillé en argentique « Meurtre d’un bookmaker chinois », un film mythique pour beaucoup de monde. J’ai des tonnes et des tonnes de photogrammes de séquences du film qui traînent chez moi. À l’époque, ces images m’accompagnaient. J’essayais de me mettre dans une espèce de disponibilité totale par rapport au film et puis, je cherchais quelque chose, sans savoir quoi exactement.

Qu’est-ce que le passage par la publicité t’a appris ?

Pour gagner sa vie et expérimenter les tournages, la pub, c’est bien. En fait, j’ai mis beaucoup de temps – quinze ans – à me dire que j’étais réalisateur et à désacraliser ce mot. J’étais dans une telle fascination pour le cinéma, dans un rapport tellement inhibant par rapport à ce terme que cela m’a empêché de faire plein de choses, je pense. Le fait de beaucoup tourner, de commencer à faire des clips et des pubs m’a aidé à me rendre compte que c’était un métier. Le grand classique, sur un premier film, c’est vouloir tout mettre. Quand tu arrêtes de penser qu’un film, ce n’est pas tout et que tu ne vas pas jouer ta vie à chaque fois que tu tournes, tu prends un peu de distance, et du coup, tu t’amuses plus. En tournant beaucoup de pubs et de clips, j’ai appris cela et j’ai acquis plus de confiance en moi, ayant été confronté à de nombreuses situations de mises en scène et d’imprévus. L’expérience, c’est également positif pour parler aux équipes et trouver les bons chefs op avec qui on a envie de travailler.

Est-ce que cette peur n’était pas aussi due au fait que tu n’avais pas fait d’école de cinéma ?

Je ne suis pas issu d’une famille d’artistes, ce n’était déjà pas évident à la base. Peut-être que si j’avais fait une école de cinéma, les choses auraient été plus évidentes et se seraient passées plus tôt. Mais je n’en suis pas sûr en fait, parce que dans tout les cas, le métier n’est là que le jour où le plateau devient ton bureau et où tu es constamment confronté à des problématiques de mises en scène. En fréquentant une école et en faisant trois courts métrages en dix ans, car c’est compliqué de faire du cinéma, je n’aurais peut-être pas appris autant de choses. En même temps, moi, je ne suis pas auteur. Je n’ai pas envie d’écrire, et même si je le fais un peu par obligation, en fait, je me sens beaucoup à l’aise en tant que réalisateur.

Pourquoi est–ce une obligation d’être auteur ? Tu n’es pas obligé de l’être. Pour « ¿ Dónde está ? », tu as bien pris des co-scénaristes.

Non, je ne suis pas obligé, mais je ne trouve pas. Trouver son alter ego en scénariste, ce n’est pas facile. Moi, je n’ai pas le sens de la structure. J’ai le sens de l’atmosphère, j’ai des désirs, c’est pour ça que je pense plus comme un réalisateur. Je vois tout de suite les choses en séquences, mais je n’arrive pas à penser le scénario dans sa structure et voir les grands enjeux. Je n’ai pas la vision par écrit, alors que les désirs de personnages, de sons, de situations, de décors, d’atmosphères me nourrissent très fort. Ce film-ci, c’est quand même une histoire que j’ai échafaudée tout seul, à partir d’une histoire vécue avec mon frère à Pékin, et ce n’est pas l’adaptation d’une nouvelle ou d’un roman.

Avant de travailler sur le scénario, as-tu reparlé à ton frère de cette histoire ?

Non, pas beaucoup. Je lui ai dit sur quoi je travaillais et ça l’a fait marrer (rires). Il est content, il apprécie le film, il trouve que Philippe Rebbot le représente bien et que l’autre personnage joué par Yvon Martin me représente bien. Dans le binôme, moi, je suis plutôt le petit dépressif !

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Ton dernier court, « Je n’ai jamais tué personne », date de 2002. Celui-ci, tu as commencé à l’écrire en 2007. Qu’est-ce qui s’est passé entre temps ? Tu as continué à faire de la pub ?

J’ai écrit un peu de musique, j’ai fait des clips et des pubs, et parallèlement, j’ai adapté deux romans pour des longs métrages qui se sont pris le mur avant d’être montés. Pour le premier, j’ai accepté une commande d’un producteur. J’ai travaillé pendant dix mois avec un scénariste, le producteur a trouvé que j’avais trop cassé la structure du roman. J’avais une vision très claire des choses et il était hors de question que je fasse autre chose que ce que j’avais proposé. J’étais dans une quête d’absolu. J’ai renoncé à faire le long, parce qu’on ne voulait pas suivre ma vision, À l’époque, je disais : « c’est ça ou rien ». Je suis content d’être intransigeant, mais en même temps, petit à petit, je comprends que les oeuvres ne sont pas sacrées, en tout cas pas les miennes (rires) !

Pendant que tu travaillais sur ces projets, tu continuais à voyager à Buenos Aires. Tu en parles comme d’un pays de cinéma, de paysages et de psychanalyse.

C’est vrai. Tous les Argentins vont chez le psy et parlent de cinéma. C’est une réalité et encore plus pour moi, parce que mes amis travaillent tous plus ou moins dans les milieux du cinéma ou de la psychanalyse (rires) ! C’est un pays d’Amérique latine dont la culture de la psychanalyse est vraiment très forte, et c’est vrai que les paysages y sont magnifiques.

Tu t’intéressais au cinéma argentin de partir là-bas ?

Oui, je suis assez fan des films de Carlos Sorin, mais de manière générale, j’ai une attirance pour le cinéma d’Amérique latine comme d’ailleurs. Je suis finalement assez world (rires) !

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Mais tu retournes constamment en Argentine. Il y a plus qu’un lien affectif avec le pays, si on y revient d’année en année.

En fait, j’y suis beaucoup retourné parce que j’avais aussi envie de faire un film là-bas. Ça faisait sept ans que j’étais tenu par ce désir-là. Le fait de l’avoir fait va peut-être me permettre de passer à autre chose. Ce n’est probablement pas pour tout de suite parce que je connais surtout Buenos Aires et parce que je pense que j’ai encore un truc à creuser là-bas, mais c’est évident que ça a désacralisé quelque chose.

Est-ce que tes comédiens ont participé à l’écriture du scénario ?

Pas à l’écriture, mais bien aux répétitions. Ils ont amené leur talent, leur personnalité, leur sens de l’humour et de l’improvisation, et ensuite au moment du tournage, j’étais ouvert pour qu’ils rajoutent des choses. Je ne suis pas du tout au mot près, je voulais juste mettre en place des situations et quelques calembours déjà écrits depuis longtemps.

Comment s’est passé le travail avec une production argentine ?

Le producteur est un ami. On s’est rencontré autour de notre amour du cinéma et notre envie de travailler ensemble était forte. Il n’y avait pas que le souhait de faire un film en Argentine, il y avait aussi le désir de développer des relations, de les rendre plus fortes, plus passionnantes, et d’avoir des projets communs. Après, par contre, dans les faits, le tournage a été très compliqué, très dur. Le projet était quand même un court métrage, on n’avait pas beaucoup d’argent, seulement dix jours de tournage, peu de pellicule, donc peu de prises.

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Est-ce que malgré les difficultés, tu as réussi à rester à nouveau intransigeant ?

Je n’ai rien lâché. Quand tu portes le truc pendant deux ans, ce n’est pas au moment du tournage qu’il faut lâcher parce que sinon, c’est ingérable (rires) ! Ça fait deux ans que tu écris, que tu fantasmes sur ton film, et au final, tu ramènes des rushes moyens, tu en veux à la terre entière et tu ne dors plus pendant deux mois. C’est quand même intime, comme pratique, le cinéma. Il faut prendre de la distance justement pour ne pas trop souffrir, et en même temps, tu ne l’inventes pas, le lien avec le médium est quand même viscéral.

Est-ce que tu n’avais pas une vision de touriste en tournant là-bas ?

Si. De toute façon, le film est une vision de touriste, et je joue beaucoup sur les clichés. Mais j’avais déjà tourné des pubs dans ce pays, je savais comment ça se passait. Après tout, l’Argentine est un pays de cinéma, les équipes sont rodées, seulement, il n’y avait pas beaucoup d’argent et peut-être pas assez de rigueur sur ce projet.

Tu as participé à la musique. Mais comment as-tu travaillé avec Martin Torres Manzur, le compositeur ? Quelles indications lui as-tu données ?

La musique a aussi participé à la naissance du film : de 2005 à 2007, après m’être usé sur l’écriture d’un long métrage, j’avais besoin de m’aérer la tête et j’ai écrit des morceaux que j’appelais  »B.O. Argentina ». Quand j’ai écrit le film, j’ai rencontré Martin qui est le frère d’un ami et un compositeur dont j’écoutais les disques. Je lui ai expliqué ce que je voulais précisément dans la scène de karaoké. Il m’a proposé un morceau un peu sirupeux, il a fait un truc très bien, un slow un peu dégoulinant de bons sentiments et de mièvrerie adolescente (rires) ! Je suis arrivé au montage avec mes morceaux et celui de Martin. Mes mélodies étaient beaucoup trop tristes au regard avec l’humeur du film, du coup, j’ai cherché quelque chose de plus allègre. Je suis retombé sur le superbe « Your name my game » de Herman Dune qui est devenu le titre phare du film.

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Est-ce que dans tes nouveaux projets, tu as toujours envie de filmer l’Argentine ?

Oui, je devrais faire un spin-off. J’étais sur d’autres projets, mais mon producteur m’a dit : « Édouard, rends-toi compte que « ¿ Dónde está Kim Basinger ? » est ton film le plus réussi parce qu’il parle de toi, et qu’il touche les gens.“ La comédie n’est pas un registre vers lequel je me dirigeais naturellement, mais il m’a conseillé de creuser dans ce domaine, tout comme de nombreuses personnes qui me disent qu’elles ont envie de voir ces deux frères arriver jusqu’au mariage. Résultat : je vais creuser la situation. En attendant, je suis content d’avoir fait ce film parce qu’il est fidèle à un cinéma plus libéré que j’aime, que ce soit le cinéma argentin ou celui de Jacques Rozier.

Propos recueillis par Katia Bayer

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