Les contes cruels de Gerlando Infuso

« Les Pécheresses », court-métrage d’animation en volume, a reçu la Mention Spéciale Animation du 23ème festival Le court en dit long. Récompensé à Annecy dès son premier film (« Margot », 2007, Prix du Jury Junior), Gerlando Infuso a poursuivi dans la voie d’un gothique féminin, et peut-être même féministe.

Trois des quatre courts du réalisateur mettent en scène des personnages féminins : « Margot », « L’Oeil du Paon » (2010) et « Les Pécheresses » ; « Milovan Circus », en 2008, est l’exception. Toutes ces femmes sont en quelque sorte des pécheresses, dont le comportement passionné remet en cause l’ordre du monde : Margot assassine son amant pour éviter que l’âge le flétrisse et la chasseresse de « L’Oeil du Paon », après avoir épuisé son choix de gibiers, traque un homme comme un animal. Elle le torture tout en étant sensible à ses charmes, dans une relation trouble qui fait écho à celle de « Margot » : l’amour conduit à la destruction. Dans son nouveau film, Infuso entremêle les histoires de trois femmes, à des époques différentes : Eve, la pécheresse originelle, qui croque la pomme interdite ; la femme de Barbe-bleue, elle aussi trop curieuse, punie pour avoir découvert le secret de son mari ; une danseuse de cabaret qui excite ses spectateurs masculins et va subir les conséquences, horribles, de leur désir.

Ces femmes transgressent l’ordre établi par les hommes, par le crime (« Margot », « L’Oeil du paon ») ou la désobéissance (Eve s’oppose aux ordres de dieu et la femme de Barbe-bleue à ceux de son ogre de mari). Dans « Les Pécheresses », Infuso souligne avec un érotisme poussé le caractère provocateur de ses personnages tout en montrant les punitions qu’elles encourent pour être sorties du rang, jusqu’à l’horreur du viol, ce qui permet une critique du modèle patriarcal. Les femmes de « Margot » et « LOeil du paon » contrôlent leur vie, quitte à abuser de ce privilège : elles contrôlent également la bande-son, puisque leur voix off court sur tout le film ; les pécheresses sont au contraire privées de la parole (le court-métrage est muet), ce qui annonce leur défaite (de même pour l’acrobate, également muet, dont « Milovan Circus » raconte la déchéance).

Ces conflits entre le féminin et le masculin, Gerlando Infuso les traite sous la forme du conte. « Les Pécheresses » réunit une fable religieuse (Adam et Eve), un conte traditionnel (Barbe-bleue) et une histoire plus contemporaine (la danseuse de cabaret). Les contes se mélangent : la femme de Barbe-bleue est une souillon qui rappelle Cendrillon et la chasseresse de « L’Oeil du paon » revêt un chaperon rouge qui renverse l’imagerie de la petite fille sans défense puisqu’elle devient le loup qui attaque les voyageurs dans les bois.

On l’aura compris, les contes de Gerlando Infuso ne sont pas innocents : ils reviennent à la source du genre, sadique et sexualisé. Perrault rencontre Edgar Poe, auquel on pense en regardant « Margot » et « L’Oeil du paon » : des personnages obsessionnels et solitaires, qui révèlent leurs tourments par des monologues poétiques, récités d’une voix susurrante. La forme graphique des films est également tourmentée, dans un style expressionniste marqué (décors plongés dans les ténèbres, personnages longilignes, accessoires tordus). Ce déséquilibre visuel transmet une impression d’inquiétude en accord avec la violence des histoires.

L’utilisation de marionnettes – plutôt que des dessins sur celluloïd ou par ordinateur – donne aux films de Gerlando Infuso une dimension concrète, tactile, qui renforce l’érotisme dont fait preuve le réalisateur. Ses (anti-)héroïnes sont impudiques, souvent nues ou harnachées dans des guêpières qui mettent en valeur leurs formes imposantes : longues jambes, taille serrée, petits seins et larges fesses. L’amour débouche sur la mort et la sensualité sur le malaise. Margot et les autres pécheresses évoquent bien sûr les poupées gothiques des films de Tim Burton, avec leur teint de porcelaine et leurs yeux exorbités, mais Infuso se montre plus cru dans sa description des corps : la nudité de Margot est trop maigre, les cernes de ses yeux maladives et son regard asymétrique (un œil plus gros que l’autre) est un indice de sa folie.

« Margot », « L’Oeil du paon » et « Les Pécheresses » forment un ensemble cohérent par le caractère et la ressemblance physique de leurs personnages féminins. Le germe de la grande réussite des « Pécheresses » est pourtant à chercher dans le deuxième film du réalisateur, « Milovan Circus », le seul à ce jour à avoir un homme comme personnage principal. « Milovan Circus » et « Les Pécheresses » ne reposent pas sur la parole alors que les deux autres films sont soutenus par une voix introspective et omniprésente. Dans « Margot », déjà, une des rares scènes sans parole donnait lieu à une création sonore : le personnage tricote et le cliquetis de ses aiguilles donne le rythme mécanique de la musique. Dans « Milovan Circus » comme dans « Les Pécheresses », la musique accompagne et commente l’action qui se déroule de façon non-linéaire : le premier film est une succession de souvenirs et l’autre alterne trois histoires. Plus encore que le rythme de la musique, c’est celui des images qui organise les films : des objets servent de relais entre le passé et le présent dans « Milovan Circus » et les intrigues des « Pécheresses » se répondent entre elles comme le font les mouvements des trois femmes, qui semblent emportées par une chorégraphie commune. La danse est centrale dans « Les Pécheresses », qui est d’ailleurs le film techniquement le plus abouti d’Infuso, avec les décors les plus vastes et les plus variés, les mouvements les plus complexes et les plus souples.

pecheresses

Danse, acrobatie, mime… Les personnages du réalisateur sont des artistes qui s’expriment par leur corps. Dans chaque film, un personnage se retrouve suspendu au-dessus du vide, accroché à chaine (« L’Oeil du Paon »), marchant sur un fil d’équilibriste (« Milovan Circus »), enveloppé dans de la laine (« Margot »), dans ses cheveux (« Milovan Circus »), des tissus ou de la végétation (« Les Pécheresses »). On peut voir ses diverses formes de cordages comme autant de variations autour des fils du marionnettiste (les films sont en réalité animés image par image). Qui est le marionnettiste du destin, qui tire les ficelles des personnages et fracasse leur existence, si ce n’est Gerlando Infuso lui-même ?

Sylvain Angiboust

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