Jan Sitta : « Mon film est la projection de mon propre fantasme, de ma propre peur »

Le parcours éclectique de Jan Sitta est éclectique : un DEA de sciences politiques à Nice, une formation de comédien à Cannes, un diplôme de réalisateur à Toulouse. Il a ensuite travaillé au théâtre comme au cinéma avec des casquettes de vidéaste, d’acteur et d’assistant-réalisateur avant de se dédier totalement à son activité d’auteur-réalisateur.

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« Ceux qui restent debout » a obtenu le Prix d’aide à la création au 37e Festival du Court-Métrage en Plein Air de Grenoble; il s’agit de son premier film de fiction produit. L’histoire est celle de Sophia, une jeune fille renvoyée de son centre d’hébergement qui se retrouve sans-abri. Démarre alors une virée nocturne qui mélange le social au fantastique, la noirceur à l’onirisme. Le film de Jan Sitta provoque des débats tant par sa vision obscure que par sa fin ouverte. Nous avons rencontré le réalisateur à Grenoble afin qu’il nous raconte son aventure et nous parle de ses choix.

Pourrais-tu nous parler des origines du film et de ce qui t’a amené à aborder le sujet des sans-abri ?

Durant cinq ans, j’ai exercé des activités de vidéaste et de réalisateur de documentaires dans les centres d’hébergement et de réinsertion sociale, plus couramment appelés les CHRS de la ville de Montreuil, ce qui m’a inspiré pour ce film. Plus exactement, j’ai travaillé comme vidéaste et comédien avec la comédienne Nicole Charpail qui intervenait alors dans ces centres. J’ai par conséquent rencontré de nombreuses personnes, de tous âges, de tous sexes qui n’avaient pas de logement, si ce n’est ces centres d’hébergement. Par ce biais et en travaillant avec ces personnes-là, j’ai fait la connaissance d’un jeune garçon avec qui j’ai fait un documentaire, « Devenir acteur de sa vie ». Il s’est fait expulser lorsque je réalisais ce documentaire et je me suis soudain senti bête avec ma caméra et mes envies de films engagés. Je me suis alors demandé de quelle manière je pourrais l’aider et je me suis embarqué dans sa vie. De son côté, il s’est un peu accroché à moi et on a finalement terminé le documentaire. Mais quelques années après, il a disparu de la circulation sans laisser de traces. Je n’ai plus eu aucune nouvelle de lui et j’ai eu besoin d’écrire sur cette expérience, mais à ma manière, en projetant mes fantasmes, mes délires personnels sur ce qu’aurait pu devenir ce jeune homme. C’est la raison pour laquelle j’ai eu envie de m’éloigner du réalisme et du naturalisme pour plonger dans un film plus cinématographique, complètement assumé, même si je parle d’une question sociale. Je souhaitais créer un univers tirant vers l’étrange, le fantastique sans que ça devienne non plus un film fantastique. Je voulais essayer en tout cas de mélanger les genres pour parler d’une problématique sociale très concrète. En effet, pour moi le court-métrage permet de tenter des choses et pas seulement de préparer son long-métrage.

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Quelles ont été tes influences pour créer ce mélange de genres ?

Mes influences ont été assez diverses, peut-être pas conciliables, mais claires dans ma tête : en quelques sortes, je voulais mélanger les frères Dardenne et David Lynch. Dans l’absolu, ce sont des réalisateurs qui m’ont vraiment marqué lorsque j’étais plus jeune, même s’ils ont des univers très différents les uns des autres. J’aime les questions sociales contemporaines inscrites dans le réel et en même temps, j’adore voir au cinéma, des images qui me font sortir de la réalité. Il y a aussi par conséquent, Lars Von Trier avec ses premiers films et plus récemment « Oslo 31 août » de Joachim Trier. Ça a été un choc pour moi de suivre le parcours du jeune homme du film, ancien drogué qui essaie de se réinsérer et qui n’y arrive pas, et de constater en même temps, les choix de mise en scène avec ce mélange de travelling et de caméra à l’épaule. J’ai été impressionné par cette liberté. De la même manière, j’avais envie à la fois de cinéma et de mélanger les différentes façons de tourner tout en étant dans la ville et dans le réel ainsi qu’en s’offrant la possibilité de s’éloigner de cette réalité pour parler de la peur de se retrouver à la rue. Après, tout ce que j’ai écrit, hormis la fin qui est plus fantasmagorique, est bel et bien réel. Les expulsions, les raisons du renvoi, les appels au 115, l’impossibilité d’être hébergé par une autre personne qui elle-même est dans la précarité : je n’ai rien inventé. A travers ce film, au lieu de tout expliquer précisément et pédagogiquement, je voulais vraiment mettre en avant des situations fragiles qui font que du jour au lendemain, on peut être amené à basculer dans ce qu’on assimile à de la phobie et à des visions.

Comment se sont déroulées les différentes étapes du film?

J’ai écrit seul. Ca a été assez rapide car j’ai sorti l’histoire d’un jet, puis je l’ai peaufinée. Katell Quillévéré (« Suzanne », « Un poison violent ») m’a donné des pistes intéressantes de même que Julie Galopin qui a été conseillère artistique sur le projet du début à la fin. Par après, j’ai contacté plusieurs sociétés de production car je n’en connaissais aucune en matière de court-métrage. Certaines se sont montrées intéressées, mais Takami a été la première à avoir réagi aussi vite. Ensuite, tout l’enjeu du film a résidé dans le passage de l’écrit à l’image, il a fallu créer une image précise pour chaque situation. L’un des enjeux principaux du film était de représenter symboliquement cette angoisse d’être à la rue et de devenir des corps échoués dans la ville. Heureusement, j’étais entouré d’une équipe collective magnifique avec qui j’ai beaucoup communiqué. On a fait un important travail de repérages en amont car on s’est aperçu que tout était à la fois possible et impossible dans chaque rue de Paris. On a ensuite rencontré un spécialiste d’effets spéciaux, Jacques-Olivier Molon, avec qui on a également pu travailler sur la mise en place des décors. Il y en a avait plus de quinze en extérieur et une seule comédienne seule face à la ville, sans échanges ni dialogues. La ville est devenue alors un personnage à part entière. On a tourné pendant dix jours très intenses dont deux réservés aux effets spéciaux durant lesquels on a commencé à 14h pour finir le lendemain à 10h du fait qu’il était extrêmement compliqué d’éclairer les rues et de rendre toutes les scènes crédibles. Comme tout réalisateur, j’aurais aimé plus de temps, à la fois pour la préparation et pour le tournage afin d’essayer plus de choses, surtout parce que j’avais fait le choix de représenter la précarité de manière onirique. C’était donc à double tranchant, je prenais le risque que ce soit complètement ridicule ou pas assez clair.

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Un jeune homme t’a inspiré pour cette histoire et pourtant, tu as choisi une comédienne, Louise Szpindel. Pour quelle raison ?

J’ai eu besoin de prendre du recul par rapport à mon expérience réelle avec ce jeune sans logement que j’avais suivi pour mon documentaire. Pourtant, dans les premières versions du scénario, il s’agissait d’un garçon et je ne voyais que celui que je connaissais. J’ai alors fait un casting pour lequel on m’a proposé des comédiens. À ce moment, j’ai eu envie de prendre plus de distance et comme je ne connaissais pas les jeunes comédiennes, Katell Quillévéré m’a suggéré Louise Szpindel. J’ai commencé à voir les films dans lesquels elle avait joué et au casting, elle m’a immédiatement impressionné. Dès le début, je me suis dit qu’elle avait ce truc que je recherchais, c’est-à-dire un mélange de fragilité et de sauvagerie, de retenue et d’explosivité possible. Quand je l’ai choisie, elle avait les cheveux longs, par après, elle les a coupéé sans m’en parler et lorsque je l’ai vue avec ce côté asexué, j’ai trouvé ça très bien car le fait d’être à la rue est quelque chose d’assez universel. Aujourd’hui en effet, il y aussi bien des hommes que des femmes sans-abri. D’ailleurs, je pense que c’est encore plus violent pour les femmes.

Peux-tu nous parler de cette sensation que créé le film, un genre de claustrophobie à l’extérieur ?

Je me rappelle d’une phrase que j’ai lue dans la rue : « On est enfermé dehors ». J’ai projeté le film dans des centres d’hébergement et j’ai été très touché par la réaction des personnes qui ont vécu cette expérience. Avec ce film, le but n’était pas vraiment de raconter une histoire dans laquelle on comprendrait tout, mais plus volontiers de proposer une expérience sensitive. D’ailleurs, à partir de la dixième minute, il n’y a plus de dialogues justement pour vivre la violence et la peur de cette situation. Par exemple, certaines personnes qui ont vécu dans la rue ont pointé dans le film ce moment où on entend le bruit des feuilles dans les arbres. J’ai eu le sentiment qu’ils étaient contents que je n’ai pas choisi une démarche documentaire ou trop proche du réel pour traiter ce sujet.

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D’où est venue l’idée d’intégrer les sans-abri à l’espace urbain ?

Je suis Niçois et je suis monté assez tardivement à Paris. Á force de voir le nombre de gens dans la rue, allongés sur le sol, je me suis dit qu’à un moment donné, ils allaient disparaître dans la ville. Après, j’ai commencé à travailler avec Nicole Charpail dans les centres d’hébergement si bien que la question des problèmes de logement, des appels répétés au 11, m’ont d’autant plus interpellé sur cette notion de disparition. Par conséquent, tout s’est imbriqué : j’ai eu envie de parler de ce jeune homme sur lequel je faisais mon documentaire en y ajoutant ma propre fantasmagorie. Ce film est donc la projection de mon propre fantasme, de ma propre peur.

Depuis juin dernier, tu es élu délégué au court-métrage de la SRF (Société des Réalisateurs de films). Quelle est ton implication en matière de court surtout que tu n’es pas celui qui en a réalisé le plus ?

En effet, je ne suis pas celui qui a réalisé le plus de courts-métrages parmi les réalisateurs de la SRF, mais ça ne réduit pas mon implication. J’ai fait un court documentaire et ce film de fiction. Je pense que je vais en faire un autre le temps de finir de développer mon long et aussi parce que je m’aperçois que j’en ai envie, tout simplement pour la pratique. Je suis impliqué au sein de la SRF depuis un an. J’ai assisté à la réunion sur la Convention Collective de juin 2013 à La Fémis justement parce que j’avais envie de m’impliquer auprès de ceux qui s’impliquent dans le cinéma et ont une influence dans ce champ. Je l’ai fait aussi parce que je souhaite aujourd’hui vivre seulement de l’écriture et de la réalisation. J’ai toujours été assez proche des prises de position de la SRF par rapport à la Quinzaine des Réalisateurs que j’ai beaucoup suivie lorsque j’étais adolescent. Je connaissais aussi Katell Quillévéré et son implication dans la création du Festival du Moyen-Métrage à Brive. En deux mots, j’aimais la démarche de la SRF. L’année dernière, j’ai donc découvert les différentes actions et positions de la SRF, et leur ai proposé simplement de participer aux réunions et aux projets, sans y être élu. Cette année, j’ai eu envie de franchir un cap et de m’investir beaucoup plus. Après, je ne pense pas que l’investissement soit lié au nombre de courts-métrages que l’on peut faire. J’ai bien sûr envie de passer au long et je travaille au développement de mon film, mais dans le fond, ce n’est pas important. Je suis sûr qu’en rencontrant et en discutant avec les forces vives du court-métrage dont Format Court fait justement partie, on pourra réfléchir à comment avancer, rendre plus visible et donner une dynamique pour défendre ce format qui est assez fragile. Il n’est pas complètement mis en danger car on y porte encore un certain respect en France mais lorsqu’on apprend que Canal + ne veut plus produire de courts qui font plus de 15 minutes, que les festivals n’acceptent pas toujours des courts trop longs ou encore qu’il faut un casting connu pour monter le budget d’un court, ça porte atteinte à ce milieu.

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Quelles sont alors les ambitions et actions à venir au sein de la SRF pour le court-métrage ?

Je ne peux pas encore parler des grands axes qu’on prendra à la SRF puisqu’on se réunit justement prochainement pour en discuter. Ce que je sais c’est que personnellement, j’ai envie de défendre le court-métrage comme un lieu où l’on tente des choses. En fait, je trouve un peu dommage que dans beaucoup de courts-métrages, on sente déjà la préparation du long. Je vois plus volontiers le court-métrage comme un endroit où l’on expérimente des choses, où l’on se sente libre. En effet, dans le court, on n’est pas censé subir les contraintes de distributeur ni d’audimat comme dans le long. Il faut donc en profiter. Ensuite, en terme de visibilité, le débat est large et compliqué, mais il faut réfléchir à comment rendre visible les courts dans de grosses salles multiplexes. MK2 a bien essayé, mais les courts projetés sont vraiment très courts et ce sont toujours les mêmes qui sont diffusés et ce ne sont pas forcément les meilleurs. Ca reste indispensable à mes yeux de se battre pour le court et de trouver des moyens d’action pour faire passer le message.

Propos recueillis par Camille Monin

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