DVD Hors Pistes, vers une narration hors des chemins battus

Entre 2007 et 2009, à l’occasion du festival Hors Pistes et en collaboration avec les éditions Lowave, le Centre Pompidou a sorti trois DVD comprenant chacun trois films issus de la sélection. Fidèles aux principes fondateurs de cet événement innovateur, et malgré leur diversité de durée, de genre, de nationalité et de style, ces œuvres partagent un trait commun : ils posent tous un regard inédit sur l’image cinématographique et son rôle narratif. Aperçu de quatre titres marquants dans les trois numéros.

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DVD #1 : 3 moyens métrages

Connaissance du monde (Drame psychologique)

 

Le troisième court métrage de Philippe Fernandez est typique de l’œuvre de ce cinéaste atypique. Avec son penchant pour exprimer la solitude et l’incommunicabilité humaines sur fond d’un humour à la fois absurde et sardonique, il se place parmi ces auteurs, en grande partie français, qui échappent à une catégorisation usuelle pour créer leur genre à part – Tati certes, mais également Huillet et Straub entre autres.

Connaissance du monde, comme le suggère son titre, se base sur la série des conférences télévisées éponymes qui ont eu le vent en poupe pendant plusieurs décennies dans toute la Francophonie. En construisant une fiction à partir de cette série, Fernandez remet en scène son acteur fétiche Bernard Blancan, qui incarne un « scientifique zététique » tentant en vain de convaincre son audience du rôle des pouvoirs extra-terrestres dans les constructions soi-disant humaines à travers différentes civilisations. Encouragé par ses collègues qui partagent son point de vue, il part aux îles de Pâques à la recherche de preuves irréfutables de ce qui pourrait selon lui altérer, ou en tout cas compléter, la vision théologique de la création.

extrait du film

Loin de favoriser un dialogue ou un jeu d’acteurs exagéré, le réalisateur prend le parti de la sobriété de forme et de fond pour renforcer l’humour noir du récit. Par exemple, il s’appuie sur le personnage de la mère du protagoniste (très probablement interprété par la mère de l’acteur lui-même), une femme inexorable qui dénigre les ambitions de son fils, pour apporter au film son aspect ouvertement hilarant, voire bouffon. Le résultat est un ton comique malgré des vacillations thématiques tout à fait sérieuses, notamment l’isolement du personnage et son incapacité à communiquer avec les autres. Ceux-ci sont représentés par un jeu scénique qui consiste à mal encadrer le protagoniste, à l’écraser sous l’imposante géométrie architecturale de la ville moderne, une technique évocatrice de la description de la non-communication moderniste opérée par Antonioni dans l’Ecclisse. Par ailleurs, Fernandez parsème son image d’éléments dédoublant le sentiment de solitude : des miroirs, de très grands espaces, une chambre d’hôtel avec deux lits simples, une table vide à côté du protagoniste, autant d’éléments qui créent une profondeur de champ vide, soulignant l’absence de l’autre.

Au final, le protagoniste est lui-même un artiste et un narrateur qui fait des expériences sonores, qui filme et qui persiste malgré l’indifférence de ses interlocuteurs. Lorsque qu’on considère cette suggestion autobiographique et l’aplomb avec lequel Fernandez combine le sérieux de son sujet avec le ton ironique (remarquable jusqu’au sous-titre « drame psychologique »), on se rend pleinement compte des mérites de ce film à l’allure si modeste.

Pick Up

Lorsque la comédienne espagnole Lucia Sanchez s’est placée derrière la caméra, nul ne se serait douté du degré d’excentricité dont ses films feraient preuve. Pick Up, par exemple, également sur le DVD #1, est un film des plus expérimentaux si non carrément déconcertant.

Ce documentaire non narratif (au sens littéral du mot) montre avec nonchalance la station balnéaire de Benidorm, fréquentée quasi exclusivement par des Européens pensionnés. Ceux-ci profitent de leur temps libre au soleil à bronzer, à manger et le soir tombé, à danser aux côtés des quelques jeunes frénétiques et débridés qui offrent un contraste marqué à cette scène. Ce n’est pas tant les corps surannés, les tentatives de s’accrocher à une jeunesse longtemps disparue ni le côté grégaire et conformiste du sujet qui interpellent. Au contraire, c’est la brillante retenue avec laquelle Sanchez pose son regard et le subtil minimalisme dont elle se sert pour se positionner sans jamais prononcer de propos explicites qui en font un bon documentaire.

En effet, hormis la caméra, son ciné-œil pudique mais fouinard, le principal outil de la réalisatrice tient dans son usage habile de la bande-son musicale. Celle-ci a rarement été aussi parlante, jouant elle le rôle de la narration en l’absence de tout autre élément narratif. Elle anime le sujet de façon diégétique, accompagnant la plupart des activités en cours. En même temps, elle sert de musique de fond extra-diégétique et conditionne le regard du spectateur, en suggérant différents registres affectifs, du ridicule au sombre. En somme, elle véhicule la voix cachée du narrateur invisible qu’est Sanchez, mais sans pour autant être catégorique. En n’explicitant pas son point de vue ironique, la réalisatrice laisse le libre choix au spectateur-comme-voyeur pour se questionner au sujet de l’intention de l’auteur et de sa propre interprétation du film.

DVD #2 = L’autre cinéma

Forst

Coréalisé par trois Autrichiens, Ascan Breuer, Ursula Hansbauer et Wolfgang Konrad, Forst est un pseudo-documentaire décrivant les expériences d’un groupe de réfugiés politiques détenus dans une forêt imaginaire quelque part en Europe. Basé sur des témoignages réels de membres du Voice Refugee Forum, le film montre la séquestration et l’abandon de la part d’un pouvoir invisible qui représente l’autre côté de la communauté internationale humanitaire.



À l’instar du « Village » dans Le Prisonnier, ou bien de l’île mythologique de La Plage et plus récemment de Lost, la forêt prend le rôle de personnage à part entière, voire de protagoniste, autour duquel tout gravite. En effet, elle dépasse le cadre narratif et explose le champ visuel pour devenir le centre même de toute la perception filmique, presque tout au long du récit. Sur fond de cette tapisserie graphique, les voix des détenus expriment tour à tour leurs craintes, leur colère et leur désespoir. Grâce à l’expérimentation formelle à l’image, le spectateur éprouve ces mêmes sentiments claustrophobes avec une grande empathie à l’envers du sujet, peut-être même plus fort que si les témoignages s’étaient faits de façon explicite. Ici en revanche, l’image floue, pixélisée et achromatisée de la verdure semble parfaitement exprimer l’état psychique du sujet. En même temps, il y a une certaine hybridité de registre due à la présence des images plus figuratives, celles qui donnent un visage aux victimes et aux autorités. La familière étrangeté qui en sort rappelle l’onirisme de Tarkovsky mais avec une dimension plus cauchemardesque, ce qui rend le traitement de cette aberration humaine plus percutant.

DVD #3 : Un autre mouvement des images

The Music of Regret

Ce n’est peut-être pas un fait très connu que la comédienne Meryl Streep, avant de s’aventurer dans les acrobaties abba-esques de Mamma Mia, s’était déjà essayée au genre de la comédie musicale dans le court (moyen) métrage de Laurie Simmons. Tout comme dans le long de Phyllida Lloyd, elle porte le film sur ses belles épaules, ses pommettes saillantes et ses cordes vocales impressionnantes.

extrait du film et bande annonce du DVD

The Music of Regret est entièrement construit sur le registre du spectacle, avec trois actes. Le premier acte, « The Green Tie », suit l’histoire de deux familles très proches à tous niveaux : les deux grands-pères sont meilleurs amis, leurs fils et filles, également proches, se marient entre eux, et leurs enfants à leur tour deviennent fatalement inséparables. Suite aux suggestions peu judicieuses de la part d’une des filles – la préparation d’un gâteau à la vanille au lieu d’un dessert au chocolat, et le port d’une cravate verte pour obtenir une promotion, la vie de l’un des deux couples est complètement basculée et bouleverse les rapports entre ces deux foyers proches, et va vers une fin relativement tragique. Le deuxième acte, nommé « The Music of Regret », mêle live-action et animation en volume, avec la gracieuse silhouette de Streep vivant une histoire d’amour rhapsodique avec de nombreuses marionnettes identiques, ce qui fait penser à l’Escale à Hollywood, où Gene Kelly danse avec Jerry la souris, ou encore au clip d’Opposites Attract, avec Paula Abdul et scat Kat MC. Finalement, le troisième acte, « The Audition », s’éloigne le plus des codes de la comédie musicale animée. Ici, il s’agit entièrement de live-action, Meryl Streep étant réduite à une voix qui commente une audition de ballet lors de laquelle les candidats sont eux-mêmes totalement déshumanisés. La figuration est ici complètement mise à mal au profit du spectacle pur, montrant ainsi une progression très intéressante de la narration vers la monstration à travers ces trois actes. Le film de Simmons est léger et divertissant sans pour autant être frivole, dans la mesure où il revisite le genre avec intelligence et humour.

Adi Chesson

Consultez la fiche technique de Connaissance du monde, de Pick Up, de Forst et de The Music of Regret

DVD Hors Pistes : Editions Lowave

 

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