Amal Kateb : “Je reste nourrie et habitée par un besoin de continuer à dire les choses qui me bouleversent et qui me sont proches »

Parfois, il se passe quelque chose d’important lors des interviews, ces moments peu naturels où deux inconnus se font face pour la première fois, où l’un est censé se livrer plus que l’autre. Ce genre de situation se produit rarement mais survient quand on rencontre quelqu’un comme Amal Kateb, comédienne et réalisatrice de On ne mourra pas, Prix des bibliothécaires à Angers et film en lice pour le Prix France Télévisions. Habitée par l’Algérie, marquée par l’engagement et à l’origine de trous dans les murs, elle se raconte sur le fil, autour d’un film et d’une certaine histoire.

Tu es née, tu as grandi en Algérie. Comment es-tu arrivée en France ?

Amal Kateb : J’ai grandi en Algérie, je suis arrivée en France pour faire des études universitaires. En parallèle, j’ai commencé le théâtre. C’était un rêve d’enfant que je n’avais pas pu réaliser en Algérie car quand j’ai voulu le pratiquer, le Front islamique du salut (FIS) a gagné les élections municipales législatives et leur première action a été de museler les endroits de création et de culture, de fermer les lieux de musique, de danse, de théâtre.

La peur commençait à s’amplifier, on sentait les interdits grandir et une montée de l’intégrisme et du terrorisme. Après, pour des raisons personnelles, je suis partie en France avec comme objectif de rentrer en Algérie et de partager ce que j’avais appris. Je sentais cette responsabilité-là.

Quand on part, on est exilé, on est impuissant. On ressent doublement les choses : on est loin et on est encore là-bas.

A.K. : Il y a plusieurs choses. Le départ a été douloureux. En plus, les attentats, les assassinats continuaient. Je pense que comme la plupart des Algériens, j’ai perdu des proches, des connaissances. Être loin, c’était terrible parce qu’on est impuissant. Je me rappelle, j’étais branchée tout le temps sur France Info, j’apprenais l’assassinat de gens que j’aimais, que je connaissais, en écoutant les informations. Moi, j’étais à Dijon, toute seule, je ne connaissais personne, j’écoutais la radio et j’entendais l’énumération des morts et j’avais peur pour mes proches qui étaient encore en vie. La peur est là, tout le temps là. Vivre ailleurs n’a pas empêché la peur, l’angoisse et l’impuissance. C’est vrai que ce sont des choses qu’on ne reconnait pas forcément, on a l’impression que ceux qui partent oublient ou se détachent. Ce n’est pas le cas. Même si on est ailleurs géographiquement, dans nos têtes et dans nos cœurs, on est avec nos proches, on est avec notre peuple.

En Algérie, la création diminuait publiquement, est-ce pour cela que tu voulais revenir avec un projet propre, un projet algérien ?

A.K. : Je crois que les choses étaient plus simples que ça. Les choses s’arrêtaient mais si les gens se faisaient tuer, c’est parce qu’ils n’arrêtaient jamais. Où qu’ils soient, ils continuaient à se battre, à lutter, à dénoncer, à vivre, à tomber amoureux, à jouer comme le font les enfants dans le film. La vie ne s’arrêtait pas, la pulsion de vie était beaucoup plus forte que tout ce qui se passait autour.

Effectivement, le fait d’être en France m’a permis de concrétiser des rêves, d’apprendre des choses et d’avoir du recul par rapport à moi-même. Si je n’étais pas partie, si j’avais été constamment confrontée à cette violence-là, à cette terreur-là, je n’aurais pas fait le même film, j’en suis sûre. Mais j’étais loin, ça m’a permis de prendre du recul et de nuancer des images, de faire un gros travail sur le hors champ.

Quel était le point de départ de On ne mourra pas ? T’es-tu inspirée de ta propre histoire ?

A.K. : De mon histoire, oui. Il y a des choses que j’ai vécues et d’autres que j’ai inventées. Je suis partie d’une anecdote que m’a raconté ma tante sur un tire-bouchon. Petit à petit, cet objet-là m’a marquée, cela m’intéressait de voir à quel point un objet anodin, simple pouvait devenir un objet de transgression dans un autre cadre, un cadre de terrorisme et de guerre, et à quel point il pouvait susciter des situations cocasses et terribles à la fois.

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Est-ce que pour ce film, tu t’es basée sur des références extérieures à toi ? La question de la terreur, du tabou, c’est quelque chose que tu as pu voir dans d’autres courts métrages algériens ?

A.K. : Ce qui a été compliqué quand j’ai voulu écrire et réaliser cette histoire, c’est que je n’avais aucune référence de court métrage algérien. Souvent, quand on débute, on a besoin de voir les films qu’ont faits les autres sur la même situation. Je n’en ai pas trouvé donc j’ai commencé à écrire sur mon ressenti, avec mon instinct, mon vécu, mon imaginaire, mon imagination. Par hasard, quatre, cinq ans après, je suis tombée à la télévision sur le court métrage Cousines de Lyes Salem qui avait été tourné à Alger. Pendant cinq ans, je me disais que je voulais tourner en Algérie, avec des comédiens algériens parlant arabe, mais je n’avais pas d’exemple avant ce film. Ça m’a bouleversée de voir Cousines, c’était exactement le chemin que je voulais prendre. Cette année-là, il y a eu d’autres courts métrages autour du même sujet dont Le Secret de Fatima de Karim Bensalah. Ces films ont été les premiers courts de la même génération que moi, après 10 ou 15 ans sans images.

J’ai vu des films sur la guerre d’Algérie faits par des Algériens et d’autres mais, par rapport à ce que j’ai vécu, moi, je n’ai rien vu, rien trouvé. Je trouve ça terrible et dangereux de ne pas avoir d’images faites par les Algériens sur leur propre pays et sur leur propre histoire. Je me suis battue pour que ce film-ci existe, le faire était vital. Ou je le faisais ou je crevais.

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Au théâtre, tu as lu des textes engagés, des lettres de prisonniers irakiens notamment. C’est important pour toi de prendre des risques et de donner une voix, un corps à des sujets pareils ?

A.K. : Pour moi, c’est essentiel. C’est vrai que par rapport aux choix que j’ai fait, j’ai été vers des textes, des auteurs, des metteurs en scène qui avaient des choses à dire, à dénoncer, et que je me sens investie, proche et habitée par ce besoin d’écorcher, de faire des trous dans les murs. Je n’ai pas la prétention de changer le monde mais je reste nourrie et habitée par un besoin de continuer à dire les choses qui me bouleversent et qui me sont proches.

Comment as-tu vécu le fait de jouer dans ton pays lorsque tu étais comédienne sur La Parade de Taos de Nazim Djemaï ?

En tant que comédienne, ça a été très important pour moi de faire ce film. C’était la première fois que j’allais tourner en Algérie. La rencontre avec Nazim a eu lieu au bon moment par rapport à nos parcours respectifs. Je me suis rendu compte qu’il y avait des metteurs en scène qui dirigeaient trop chaque geste, chaque regard. Avec lui, on travaillait autrement, il voulait un jeu très naturel, il donnait le cadre et moi, je pouvais évoluer dedans et jouer avec mon ressenti. C’est très agréable en tant que comédienne de ressentir cette confiance.

Est-ce que On ne mourra pas a été montré en Algérie ?

A.K. : Je l’ai d’abord fait pour les Algériens. Pour moi, l’essentiel, c’est qu’il soit vu là-bas. Pour l’instant, il n’est pas encore passé dans un festival en Algérie mais je sais qu’il a été vu parce qu’il est passé sur France 2 et que pas mal de personnes l’ont vu à la télévision.

Et quels sont les retours que tu as reçus ? Les gens sont-ils prêts à mettre des mots, à parler ?

A.K. : Dans les retours que j’ai eus, il y a toujours beaucoup d’émotion. Les gens sont heureux que cette partie de leur histoire soit racontée, mise en images, parce que c’est comme un bulldozer qui est passé sur nous. Des horreurs ont eu lieu, il fallait continuer à vivre et des choses sont passées sous silence. Il n’y a pas d’images, de sons de cette période-là, mais les gens sont touchés qu’il y ait une trace de ce qu’ils ont vécu, des peurs qu’ils ont eues, des êtres qu’ils ont perdus.

Propos recueillis par Katia Bayer

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